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patrie, j’ai perdu mes honneurs, ma femme, mon fils, ma famille entière : une fille me reste, errante comme moi, misérable, et peut-être déshonorée ; et je mourrai donc sans être vengé de cette barbare famille de Murray, qui m’a persécuté, qui m’a tout ôté, qui m’a rayé du nombre des vivants ! car enfin je n’existe plus ; j’ai perdu jusqu’à mon nom par l’arrêt qui me condamne en Écosse ; je ne suis qu’une ombre qui vient errer autour de son tombeau.

UN DE CEUX qui sont entrés dans le café,
frappant sur l’épaule de Frélon, qui écrit.

Eh bien, tu étais hier à la pièce nouvelle ; l’auteur fut bien applaudi ; c’est un jeune homme de mérite, et sans fortune, que la nation doit encourager.

UN AUTRE.

Je me soucie bien d’une pièce nouvelle. Les affaires publiques me désespèrent ; toutes les denrées sont à bon marché, on nage dans une abondance pernicieuse ; je suis perdu, je suis ruiné.

FRÉLON, écrivant.

Cela n’est pas vrai : la pièce ne vaut rien ; l’auteur est un sot, et ses protecteurs aussi ; les affaires publiques n’ont jamais été plus mauvaises ; tout renchérit ; l’État est anéanti, et je le prouve par mes feuilles.

UN SECOND.

Tes feuilles sont des feuilles de chêne ; la vérité est que la philosophie est bien dangereuse, et que c’est elle qui nous a fait perdre l’île de Minorque.

MONROSE, toujours sur le devant du théâtre.

Le fils de milord Murray me payera tous mes malheurs. Que ne puis-je au moins, avant de périr, punir par le sang du fils toutes les barbaries du père !

UN TROISIÈME INTERLOCUTEUR, dans le fond.

La pièce d’hier m’a paru très-bonne.

FRÉLON.

Le mauvais goût gagne ; elle est détestable.

LE TROISIÈME INTERLOCUTEUR.

Il n’y a de détestable que tes critiques.

LE SECOND.

Et moi, je vous dis que les philosophes font baisser les fonds publics, et qu’il faut envoyer un autre ambassadeur à la Porte.

FRÉLON.

Il faut siffler la pièce qui réussit, et ne pas souffrir qu’il se fasse rien de bon.

(Ils parlent tous quatre en même temps.)