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c’est une cruauté en pure perte, et qui fait horreur aux âmes compatissantes qui ont encore conservé quelque sentiment d’humanité. Nous voyons encore chez les nations que les lettres ont le plus polies des restes de l’ancienne férocité de leurs mœurs. Il est bien difficile de rendre le genre humain bon, et d’achever d’apprivoiser cet animal, le plus sauvage de tous. Cela me confirme dans mon sentiment que les opinions n’influent que faiblement sur les actions des hommes, car je vois partout que leurs passions l’emportent sur le raisonnement. Supposons donc que vous parvinssiez à faire une révolution dans la façon de penser, la secte que vous formeriez serait peu nombreuse, parce qu’il faut penser pour en être, et que peu de personnes sont capables de suivre un raisonnement géométrique et rigoureux. Et ne comptez-vous pour rien ceux qui par état sont opposés aux rayons de lumière qui découvrent leur turpitude ? Ne comptez-vous pour rien les princes auxquels on a inculqué qu’ils ne règnent qu’autant que le peuple est attaché à la religion ? ne comptez-vous pour rien ce peuple, qui n’a de raison que les préjugés, qui hait les nouveautés en général, et qui est incapable d’embrasser celles dont il est question, qui demandent des têtes métaphysiques et rompues dans la dialectique, pour être conçues et adoptées. Voilà de grandes difficultés que je vous propose, et qui, je crois, se trouveront éternellement dans le chemin de ceux qui voudront annoncer aux nations une religion simple et raisonnable.

Si vous avez quelque nouvel ouvrage dans votre portefeuille, vous me ferez plaisir de me l’envoyer ; les livres nouveaux qui paraissent à présent font regretter ceux du commencement de ce siècle. L’histoire[1] de l’abbé Velly est ce qui a paru de meilleur : car je nappelle pas des livres tout ce tas d’ouvrages faits sur le commerce et sur l’agriculture, par des auteurs qui n’ont jamais vu ni vaisseaux ni charrues. Vous n’avez plus de poëtes dramatiques en France, plus de ces jolis vers de société dont on voyait tant autrefois. Je remarque un esprit d’analyse et de géométrie dans tout ce qu’on écrit ; mais les belles-lettres sont sur leur déclin ; plus d’orateurs célèbres, plus de vers agréables, plus de ces ouvrages charmants qui faisaient autrefois une partie de la gloire de la nation française. Vous avez le dernier soutenu cette gloire ; mais vous n’aurez point de successeurs. Vivez donc longtemps, conservez votre santé et votre belle humeur ; et que le dieu du goût, les muses, et Apollon, par leur puissant secours, prolongent votre carrière, et vous rajeunissent plus réellement que les filles de Pelée n’eurent intention de rajeunir leur père ! J’y prendrai plus de part que personne. Au moins, ayant parlé d’Apollon, il ne m’est plus permis, sans commettre un mélange profane, de vous recommander à la sainte garde de Dieu.

  1. L’Histoire de France, commencée par Velly, a été continuée par Villaret, puis par Garnier, qui n’a pas achevé le règne de Charles IX.