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cession de ma patronne là où elle est ; et à tout prendre, je le crois le meilleur pour moi. Mais en vous assurant de la part que je prends à ce qui vous regarde, je vous en éviterai l’inutile répétition.


Catherine.

6168. — À M. LEKAIN.
À Ferney, 29 novembre.

Mon cher grand acteur, j’ai reçu votre Adélaïde. Je m’imagine que la maladie de monsieur le dauphin et les tracasseries de Bretagne ne permettent pas qu’on donne une grande attention aux vers bons ou mauvais. J’ai peur que cette année-ci ne soit pas l’année de votre plus grosse recette ; mais si Mlle Clairon ne donne pas sa démission, vous pourrez encore vous tirer d’affaire. M. de La Harpe me mande que vous avez donné la préférence à Stockholm sur Tolède[1]. Je ne doute pas qu’il n’y ait dans sa pièce autant d’intérêt que dans celle de Piron[2], avec de plus beaux vers.

Ouant à la pauvre Adelaïde, elle ne me paraît pas si heureuse à la lecture qu’à la représentation. Je vois bien que vos talents l’avaient embellie. L’édition a beaucoup de fautes qui ne sont point corrigées dans l’errata. Il me tombe sous la main un vers que je n’entends point du tout, c’est à la page 30 :


Gardez d’être réduit au hasard dangereux
Que les chefs de l’état ne trahissent leurs vœux[3].


Cela n’est ni français pour la construction, ni intelligible pour le sens. J’ai fait beaucoup de mauvais vers en ma vie ; mais, Dieu merci, je n’ai pas à me reprocher celui-là ; il est plat et barbare. Voilà où mène la malheureuse coutume de couper et d’étriquer des tirades. Quoique je sois bien vieux, je ne laisse pas d’avoir un peu de goût, et même un peu d’amour-propre, et je suis fâché d’être si ridicule. Je vois bien qu’il n’y a plus de remède. Je vous prie, pour me consoler, de me mander comment vont les spectacles, les plaisirs ou l’ennui de Paris, et de ne plus mettre Comédie française en contre-seing sur vos lettres ; il est fort indiffé-

  1. Dans le Gustave de La Harpe, la scène était à Stockholm ; dans le Don Pèdre de Voltaire, elle est à Tolède ; voyez tome VII, page 258.
  2. Gustave, tragédie de Piron, avait été joué en 1733.
  3. Voyez, tome II, pages 2 et 3, ce que Voltaire disait de ces vers dans un avertissement qui est de 1768.