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à la psalmodie italienne ; et je suis comme le sénateur Pococurante[1], qui ne pouvait souffrir un châtré faisant, d’un air gauche, le rôle de César ou de Caton.

L’opéra italien ne vit que d’ariettes et de fredons ; c’est le mérite des Romains d’aujourd’hui : la grand’messe et les opéras font leur gloire. Ils ont des faiseurs de doubles croches, au lieu de Cicérons et de Virgiles ; leurs voix charmantes ravissent tout un auditoire en a, en e, en i, et en u.

Je suis persuadé, monsieur, qu’en unissant ensemble le mérite français et le mérite italien, autant que le génie de la langue le comporte, et en ne vous bornant pas au vain plaisir de la difficulté surmontée, vous pourrez faire un excellent ouvrage sur un très-médiocre canevas. Il y a heureusement peu de récitatif dans les premiers actes ; il paraît même se prêter aisément à être mesuré et coupé par des ariettes.

Au reste, si vous voulez vous amuser à mettre le péché originel[2] en musique, vous sentez bien, monsieur, que vous serez le maître d’arranger le jardin d’Éden tout comme il vous plaira ; coupez, taillez mes bosquets à votre fantaisie, ne vous gênez sur rien.

Je ne sais plus quelle dame de la cour, en écrivant en vers au duc d’Orléans régent, mit à la fin de sa lettre :


Allongez les trop courts, et rognez les trop longs,
Allongez Vous les trouverez tous fort bons.


Vous écourterez donc, monsieur, tout ce qui vous plaira ; vous disposerez de tout. Le poëte d’opéra doit être très-humblement soumis au musicien ; vous n’aurez qu’à me donner vos ordres, et je les exécuterai comme je pourrai. Il est vrai que je suis vieux et malade, mais je ferai des efforts pour vous plaire, et pour vous mettre bien à votre aise.

Vous me faites un grand plaisir de me dire que vous aimez M. Thomas ; un homme de votre mérite doit sentir le sien. Il a une bien belle imagination guidée par la philosophie ; il pense fortement, il écrit de même. S’il ne voyageait pas actuellement avec Pierre le Grand[3], je le prierais d’animer Pandore de ce feu de Prométhée dont il a une si bonne provision ; mais la vôtre vous suffira ; le peu que j’en avais n’est plus que cendres ; soufflez

  1. Personnage de Candide.
  2. L’opéra de Pandore ; voyez tome III.
  3. Thomas composait son poëme intitulé le Czar Pierre Ier ; voyez lettre 6117.