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5875. — À MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
9 janvier.

Madame, l’honneur que j’ai eu de vous faire ma cour plusieurs années, vos bontés, mon respectueux attachement, me mettent en droit d’attendre de vous autant de justice que vous accordez de protection à M. Rousseau de Genève.

Il publie un livre[1] qui jette un peu de trouble dans sa patrie ; mais qui croirait que dans ce livre il excite le conseil de Genève contre moi ? Il se plaint que ce conseil condamne ses ouvrages et ne condamne pas les miens, comme si ce conseil de Genève était mon juge. Il me dénonce publiquement, ainsi qu’un accusé en défère un autre. Il dit que je suis l’auteur d’un libelle intitulé Sermon des Cinquante, libelle le plus violent qu’on ait jamais fait contre la religion chrétienne, libelle imprimé, depuis plus de quinze ans[2], à la suite de l’Homme machine, de La Mettrie.

Est-il possible, madame, qu’un homme qui se vante de votre protection joue ainsi le rôle de délateur et de calomniateur ? Il n’est point d’excuses, sans doute, pour une action si coupable et si lâche ; mais quelle peut en être la cause ? La voici, madame :

Il y a cinq ans que quelques Genevois venaient chez moi représenter des pièces de théâtre ; c’est un exercice qui apprend à la fois à bien parler et à bien prononcer, et qui donne même de la grâce au corps comme à l’esprit. La déclamation est au rang des beaux-arts. M. d’Alembert alors fit imprimer dans le Dictionnaire encyclopédique un article sur Genève, dans lequel il conseillait à cette ville opulente d’établir chez elle des spectacles. Plusieurs citoyens se récrièrent contre cette idée ; on disputa, la ville se partagea. M. Rousseau, qui venait de donner un opéra et des comédies à Paris, écrivit de Montmorency contre les spectacles.

Je fus bien surpris de recevoir alors une lettre de lui conçue en ces termes[3] : « Monsieur, je ne vous aime point ; vous corrompez ma république, en donnant chez vous des spectacles : est-ce là le prix de l’asile qu’elle vous a donné ? »

  1. Lettres écrites de la montagne ; voyez la lettre 5853.
  2. Ceci est une supposition ; il existe, il est vrai, une édition du Sermon des Cinquante sous le millésime 1749, mais que je crois de 1762.
  3. Voyez les termes mêmes de J.-J. Rousseau, dans sa lettre du 17 juin 1760, tome XL, page 423.