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monde autant qu’il en est aimé, et qu’il vit dans une heureuse dissipation ! J’aimerais peut-être encore mieux qu’il se partageât uniquement entre vous et lui-même : il ne trouvera jamais de société plus charmante que ces deux-là.

On m’a dit aujourd’hui du mal de la santé de M. d’Argenson ; c’est le seul mal qu’on puisse dire de lui. Il ne se soucie guère que je m’intéresse à son bien-être, mais cela ne me fait rien, et je lui serai toujours très-attaché. Il n’y a plus de santé dans le monde : j’entends dire que mon frère d’Alembert, qui vous fait quelquefois sa cour, est assez mal. Celui-là est bien philosophe, et méprise souverainement les pauvres préjugés qui empoisonnent la vie. La plupart des hommes vivent comme des fous, et meurent comme des sots : cela fait pitié.

Ne lisez-vous pas quelquefois l’histoire ? Ne voyez-vous pas combien la nature humaine est avilie depuis les beaux temps des Romains ? N’êtes-vous pas effrayée de l’excès de la sottise de notre nation, et ne voyez-vous pas que c’est une race de singes, dans laquelle il y a eu quelques hommes ?

Adieu, madame ; je suis un peu malade, et je ne vois pas le monde en beau. Ayez soin de votre santé, supportez la vie, méprisez tout ce qui est méprisable ; fortifiez votre âme tant que vous pourrez, digérez, conversez, dormez.

J’oubliais de vous parler de Cornélie. C’était, à ce que dit l’histoire, une assez sotte petite femme qui ne se mêla jamais de rien. Corneille a très-bien fait de l’ennoblir ; mais je ne puis souffrir qu’elle traite César comme un marmouset.

Permettez-moi de croire que l’amour n’est pas la seule passion naturelle ; l’ambition et la vengeance sont également l’apanage de notre espèce, pour notre malheur. Je souscris d’ailleurs à toutes vos idées, excepté à ce que vous dites sur l’abbé Pellegrin et sa Pélopée[1]. Le grand défaut de notre théâtre, à mon gré, c’est qu’il n’est guère qu’un recueil de conversations en rimes.

Mille tendres respects.

  1. Pélopée est la meilleure des tragédies de Pellegrin, qui la mettait au-dessus des chefs-d’œuvre de Racine et de Corneille. Mme du Deffant avait écrit à Voltaire le 18 juillet : « Vous êtes pour moi ce qu’était pour l’abbé Pellegrin sa Pélopée. — Voyez la note 1 de la page 280.