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autant que mes faibles yeux peuvent envisager, je dis à une de mes nièces : « Voilà une Anglaise qui a bien de l’air de M. le premier président de La Marche ; je la prendrais pour sa fille, si je ne savais qu’elle vient de Londres. » Elle entendit mon propos ; elle me dit qu’elle ne venait point d’Angleterre, mais de Lyon, et qu’elle était votre nièce[1]. M. de Longecourt, que j’avais pris pour un officier de dragons anglais, m’apprit qu’il était votre parent[2] ; je me trouvai tout d’un coup dans votre famille. Jugez si mon cœur tressaillit ; j’oubliai alors mes Anglais, et Shakespeare, et Milton, et jusqu’à tous les maux qui m’accablent, pour demander de vos nouvelles, et pour me vanter de vous être attaché depuis environ soixante ans au moins. On me dit que vous êtes plus heureux dans votre château que moi dans ma chaumière, et cela me consola ; que vous jouissez d’une santé que je n’ai point, et j’en fus ravi : que vous êtes vraiment philosophe, et je voudrais l’être. Il y a des années que je ne vous ai écrit. Mais j’ai été longtemps persécuté d’une fluxion cruelle sur les yeux, et ce n’est que depuis peu que j’ai recouvré la vue. Mme la marquise d’Allemans et compagnie m’ont trouvé entouré de maçons qui font deux ailes à mon bouge pour avoir l’honneur de vous recevoir si jamais vous revoyez nos déserts. Je suis bien coupable de n’être pas encore venu vous faire ma cour. Je le sens. J’en suis encore plus fâché que honteux ; ma misérable santé en est la seule cause. Je suis condamné à souffrir. Vivez heureux, philosophez, continuez-moi vos bontés. Si jamais je peux faire un petit voyage, ce sera assurément pour vous renouveler le tendre respect et tous les sentiments qui m’attachent inviolablement à vous jusqu’au dernier moment de ma vie. V.


5702. — À MADAME LA BARONNE DE VERNA[3].
Au château de Ferney, 3 juillet.

La conformité de votre état au mien est une nouvelle raison qui devait m’engager à répondre plus tôt à la lettre dont vous m’avez honoré ; et c’est précisément ce qui m’en a empêché. Une

  1. C’était la fille de M. Fyot de Neuilly (Jacques-Philippe), ex-ministre plénipotentiaire de France à Gênes, mariée au marquis de Champié d’Allemans, d’une grande maison de Dauphiné. (Th. F.)
  2. Nicolas-Philippe Berbis de Longecour, officier de cavalerie, né à Dijon en 1727, père de M. Berbis de Rancy, mort en cette ville en 1814. (Th. F.)
  3. À qui J.-J. Rousseau adressa une lettre le 2 décembre 1768.