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Songez à M. Blin de Sainmore ; il m’a écrit une belle lettre très-bien raisonnée sur les pièces admirables de Racine, et sur les scènes imposantes de Corneille. Il y a quelque soixante ans que l’abbé de Châteauneuf me disait : Mon enfant, laissez crier le monde ; Racine gagnera tous les jours, et Corneille perdra.

Pardonnez-moi, encore une fois, mes importunités, et permettez que je mette ces trois lettres dans votre paquet. Vous voilà plus chargé des affaires du Parnasse que de celles du vingtième.

Je vous embrasse le plus tendrement du monde, Ècr. l’Inf…


5680. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 20 juin.

Il faut, madame, que je vous parle net[1]. Je ne crois pas qu’il y ait un homme au monde moins capable que moi de donner du plaisir à une femme de vingt-cinq ans, en quelque genre que ce puisse être. Je ne sors jamais ; je commence ma journée par souffrir trois ou quatre heures, sans en rien dire à M. Tronchin.

Quand j’ai bien travaillé, je n’en peux plus. On vient dîner chez moi, et la plupart du temps je ne me mets point à table ; Mme Denis est chargée de toutes les cérémonies, et de faire les honneurs de ma cabane à des personnes qu’elle ne reverra plus.

Elle est allée voir Mme de Jaucourt ; et c’est pour elle un très-grand effort, car elle est malade et paresseuse. Pour moi, je n’ai pu en faire autant qu’elle, parce que j’ai été quinze jours au lit, avec un mal de gorge horrible.

Il faut vous dire encore, madame, que je ne vais jamais à Genève ; ce n’est pas seulement parce que c’est une ville d’hérétiques, mais parce qu’on y ferme les portes de très-bonne heure, et que mon train de vie campagnard est l’antipode des villes. Je reste donc chez moi, occupé de souffrances, de travaux, et de charrues, avec Mme Denis, la nièce à Pierre Corneille, son mari, et un ex-jésuite[2] qui nous dit la messe et qui joue aux échecs.

Quand je peux tenir quelque pédant comme moi, qui se moque de toutes les fables qu’on nous donne pour des histoires, et de toutes les bêtises qu’on nous donne pour des raisons, et de toutes les coutumes qu’on nous donne pour des lois admirables, je suis alors au comble de ma joie.

  1. Misanthrope, acte II, scène i.
  2. Le Père Adam.