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5580. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 2 mars.

Je n’ai ni lu ni aperçu, mon cher et illustre maître, cet ouvrage ou rapsodie de Crevier dont vous me parlez[1] ; et j’en ignorerais l’existence, si vous ne preniez la peine de m’écrire de Genève qu’un cuistre dans son galetas barbouille du papier à Paris. Vous êtes bien bon de le croire digne de votre colère, et même de la mienne, qui ne vaut pas la vôtre. Que voulez-vous qu’on dise à un homme qui, parlant dans son Histoire romaine d’un cordonnier devenu consul, dit, à ce qu’on m’a assuré, que cet homme passa da tranchet aux faisceaux ? Il faut l’envoyer écrire chez son compère le savetier les sottises qu’il se chausse dans la tête ; voilà tout ce qu’on y peut faire. Sérieusement ce livre est si parfaitement ignoré que ce serait lui donner l’existence qu’il n’a pas que d’en faire mention ; et je vous dirai, comme le valet du Joueur :


Que feriez-vous, monsieur, du Laissez-le aller ;
Que feriez-vous, monsieur, du nez d’un marguillier[2] ?


Il est vrai que cette canaille janséniste, dont Crevier fait gloire d’être membre, devient un peu insolente depuis ses petits ou grands succès contre les jésuites ; mais ne craignez rien, cette canaille ne fera pas fortune ; le dogme qu’ils prêchent et la morale qu’ils enseignent sont trop absurdes pour étrenner. La doctrine des ci-devant jésuites était bien plus faite pour réussir ; et rien n’aurait pu les détruire s’ils n’avaient pas été persécuteurs et insolents. Les voilà qui font tous leurs paquets plutôt que de signer ; cela est attendrissant. Les jansénistes sont un peu déroutés de leur voir tant de conscience, dont ils ne les soupçonnaient pas. J’ai écrit en m’amusant quelques réflexions[3] fort simples sur l’embarras où les jésuites se trouvent entre leur souverain et leur général. Le but de ces réflexions est de prouver qu’ils font une grande sottise de se laisser chasser, et qu’ils peuvent en conscience (puisque conscience y a) signer le serment qu’on leur demande ; mais je suis si aise de les voir partir que je n’ai garde de les tirer par la manche pour les retenir ; et si je fais imprimer mes réflexions, ce sera quand je les saurai arrivés à bon port, pour me moquer d’eux : car vous savez qu’il n’y a de bon que de se moquer de tout. Une autre raison me fait désirer beaucoup de voir, comme on dit, leurs talons : c’est que le dernier jésuite qui sortira du royaume emmènera avec lui le dernier janséniste dans le panier du coche, et qu’on pourra dire le lendemain les ci-devant soi-disant jansénistes

  1. Page 132.
  2. Ces vers sont de Regnard ; mais ils se trouvent dans les Ménechmes, acte III, scène ii, et non dans le Joueur.
  3. Les Questions, qui furent imprimées à la suite de l’écrit intitulé Sur la destruction des jésuites en France, par un auteur désintéressé (d’Alembert, 1765. in-12.)