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Amorrhéens, Chananéens, etc., dans un beau feu que les pharisiens auraient allumé d’un côté, et les sadducéens de l’autre ? Juifs et chrétiens, rabbins et sorbonistes, tous ces polissons consentent à se partager entre eux sur quelques sottises ; mais tous crient de concert haro sur le premier qui osera se moquer des sottises sur lesquelles ils s’accordent. C’est une impiété de ne pas convenir avec eux que Dieu est habillé de rouge, mais ils disputent entre eux si les bras sont de la couleur de l’habit.

J’ai bien peur, ainsi que vous, mon cher et illustre confrère, qu’on ne puisse faire un traité solide de la tolérance sans inspirer un peu cette indifférence fatale qui en est la base la plus solide. Comment voulez-vous persuader à un honnête chrétien de laisser damner tranquillement son cher frère ? Mais d’un autre côté, c’est tirer la charrue en arrière que de dire le moindre mot d’indifférence à des fanatiques qu’on voudrait rendre tolérants. Ce sont des enfants méchants et robustes qu’il ne faut pas obstiner, et ce n’est pas le moyen de les gagner que de leur dire : « Mes chers amis, ce n’est pas le tout que d’être absurde, il faut encore n’être pas atroce. » La matière est donc bien délicate, et d’autant plus que tous les prédicateurs de la tolérance (parmi lesquels je connais même quelques honnêtes prêtres et quelques évêques qui ne les en désavouent pas) sont véhémentement suspectés (comme disent nosseigneurs du parlement), et plusieurs atteints et convaincus, de cette maudite indifférence si raisonnable et si pernicieuse. Mon avis serait donc de faire ces pauvres chrétiens beaucoup de politesses, de leur dire qu’ils ont raison, que ce qu’ils croient et ce qu’ils prêchent est clair comme le jour, qu’il est impossible que tout le monde ne finisse par penser comme eux ; mais qu’attendu la vanité et l’opiniâtreté humaine, il est bon de permettre à chacun de penser ce qu’il voudra, et qu’ils auront bientôt le plaisir de voir tout le monde de leur avis ; qu’à la vérité il s’en damnera bien quelques-uns en chemin jusqu’au moment marqué par Dieu le père pour cette conviction et réunion universelle, mais qu’il faut sacrifier quelques passagers pour amener tout le reste à bon port.

Voila, mon cher et grand philosophe, sauf votre meilleur avis, comme je voudrais plaider notre cause commune. Je travaille en mon petit particulier, et selon mon petit esprit (pro mentala mea, comme disait un savant et humble capucin), à donner de la considération au petit troupeau, je viens de faire entrer dans l’Académie de Berlin Helvétius et le chevalier de Jaucourt. J’ai écrit à votre ancien disciple les raisons qui me le faisaient désirer, et la chose a été faite sur-le-champ : car cet ancien disciple est plus tolérant et plus indifférent que jamais. Je voudrais seulement qu’il prît le temple de Jérusalem un peu plus à cœur.

J’ai lu et je sais par cœur Macare et Thélème ; cela est charmant, plein de philosophie, de justesse, et conté à ravir. On vous dira comme M. Thibaudois[1] : Conte-moi un peu, conte ; et, Je veux que tu me contes, etc. C’est bien dommage que vous vous soyez avisé si tard de ce genre, dans lequel vous réussissez à ravir, comme dans tant d’autres. Ce n’est pourtant

  1. Dufresny, l’Esprit de contradiction, scène vii.