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ses dieux tutélaires, ses dieux vengeurs, ses dieux lares', surtout depuis qu’ils ont chassé les dieux lares des jésuites.

L’air doux qu’on respire en France me fait supporter l’air du fanatisme dont on voudrait l’infecter, et je pardonne au moral en faveur du physique. Il faut faire dans ce pays-ci comme en temps de peste, prendre les précautions raisonnables, et ensuite aller son chemin, et s’abandonner à la Providence, si Providence il y a. Voilà, mon cher et grand philosophe, mes dispositions ; je ne désire, même dans mon propre pays, ni places ni honneurs : jugez si j’en irai chercher à huit cent lieues ; mais je suis d’ailleurs de votre avis. Il faut faire servir les offres qu’on nous fait à l’humiliation de la superstition et de la sottise ; il faut que toute l’Europe sache que la vérité, persécutée par les bourgeois de Paris, trouve un asile chez des souverains qui auraient dû l’y venir chercher ; et que la lumière, chassée par le vent du midi, est prête à se réfugier dans le nord de l’Europe, pour venir ensuite refluer de là contre ses persécuteurs, soit en les éclairant, soit en les écrasant.

Avouez pourtant, mon cher philosophe, malgré vos plaintes continuelles, que vous ne devez pas être trop mécontent de votre mission ; vous voyez que la philosophie commence déjà très-sensiblement à gagner les trônes, et adieu l’infâme, pour peu qu’elle en perde encore quelques-uns. Votre illustre et ancien disciple a commencé le branle ; la reine, de Suède a continué ; Catherine les imite tous deux, et fera peut-être mieux encore ; quelques autres, à ce qu’on dit, branlent au manche ; et je rirais bien de voir le chapelet se défiler de mon vivant, pourvu néanmoins que le chapelet, avant de se défiler, ne nous donne pas encore quelque coup sur les oreilles.

Il n’y a point ici de sottises nouvelles qui méritent que je vous en parle. On dit du bien d’une lettre adressée à Jean-Jacques sur son Émile[1] ; je ne l’ai point encore lue : j’entends dire qu’elle est gaie et de bon goût, à l’exception de la réfutation du Savoyard, qui est plate et ennuyeuse. Si la czarine avait proposé à Jean-Jacques l’éducation de son fils, j’imagine que sa première question aurait été : « Madame, quel métier voulez-vous que je lui fasse apprendre ? » Il y a aussi une grosse et longue réfutation de Rousseau[2] par quelque prêtre de paroisse : on pourrait l’intituler Refutation du Vicaire savoyard par un décroteur.

Un homme d’esprit, qui par malheur a besoin d’être théologien ou de le contrefaire, vient de donner, en deux gros volumes in-12, un Dictionnaire des hérésies[3] qui mérite d’être parcouru ; il y a mis, avec beaucoup de bonne foi, les objections d’un côté et les réponses de l’autre, et on peut bien

  1. Probablement la Lettre à J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, par Comparet : Genève, 1762, in-12 de 32 pages.
  2. Réfutation du nouvel ouvrage de J.-J. Rousseau, intitulé Émile ; 1762, in-8o. Cette réfutation est de M. André, bibliothécaire de d’Aguesseau.
  3. Mémoires pour servir à l’Histoire des égarements de l’esprit humain par rapport à la religion chrétienne, ou Dictionnaire des hérésies, des erreurs et des schismes (par l’abbé Pluquet) ; Paris, 1762, deux volumes in-8o ; nouvelle édition. Besançon, 1817, deux volumes in-8o. (B.)