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règne. Si je n’étais pas aux Délices, je crois que je serais à Bitche, malgré frère Menoux.

Frère Saint-Lambert, qui est mon véritable frère (car Menoux n’est que faux frère), frère Saint-Lambert, dis-je, qui écrit en vers et en prose comme vous, m’a mandé que le roi Stanislas n’était pas trop content que je préférasse le législateur Pierre au grand soldat Charles. J’ai fait réponse[1] que je ne pouvais m’empêcher, en conscience, de préférer celui qui bâtit des villes à celui qui les détruit ; et que ce n’est pas ma faute si Sa Majesté polonaise elle-même a fait plus de bien à la Lorraine par sa bienfaisance que Charles XII n’a fait de mal à la Suède par son opiniâtreté. Les Russes donnant des lois dans Berlin, et empêchant que les Autrichiens ne fissent du désordre, prouvent ce que valait Pierre. Ce Pierre, entre nous, vaut bien l’autre Pierre-Simon Barjone[2].

Vous devez actuellement avoir reçu mon Pierre : il me fâche beaucoup de ne vous l’avoir point porté ; mais il a fallu jouer le vieillard sur notre petit théâtre, avec notre petite troupe, et je l’ai fait d’après nature. Je suis enchaîné d’ailleurs au char de Cérés comme à celui d’Apollon ; je suis maçon, laboureur, vigneron, jardinier. Figurez-vous que je n’ai pas un moment à moi, et je ne croirais pas vivre si je vivais autrement : ce n’est qu’en s’occupant qu’on existe.

Voilà en partie ce qui me rend grand partisan de M. le maréchal de Belle-Isle[3] ; il travaille pour le bien public du soir au matin, comme s’il avait sa fortune à faire. Tout son malheur est que le succès de ses travaux ne dépend pas de lui. Le maréchal de Daun ne me paraît pas si grand travailleur.

Mon très-aimable gouverneur, vous êtes plus heureux que tous ces messieurs-là ; vous êtes le maître de votre temps, et moi, je voudrais bien employer tout le mien auprès de vous.

Recevez le tendre et respectueux témoignage de tous les sentiments qui m’attachent à vous pour toute ma vie.


Le Suisse V.
  1. Cette réponse nous est inconnue ; voyez page 56.
  2. Voyez tome XX, pages 213 et 592.
  3. Ministre de la guerre depuis le mois de mars 1758, mort le 26 janvier 1761.