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4317. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Le 31 octobre.

Je vous suis obligé de la part que vous prenez à quelques bonnes fortunes passagères que j’ai escroquées au hasard. Depuis ce temps les Russes ont fait une furation[1] dans le Brandebourg ; j’y suis accouru, ils se sont sauvés tout de suite, et je me suis tourné vers la Saxe, où les affaires demandaient ma présence. Nous avons encore deux grands mois de campagne par devers nous ; celle-ci a été la plus dure et la plus fatigante de toutes ; mon tempérament s’en ressent, ma santé s’affaiblit, et mon esprit baisse à proportion que son étui menace ruine.

Je ne sais quelle lettre[2] on a pu intercepter, que j’écrivis au marquis d’Argens[3] ; il se peut qu’elle soit de moi ; peut-être a-t-elle été fabriquée à Vienne.

Je ne connais le duc de Choiseul ni d’Eve ni d’Adam. Peu m’importe qu’il ait des sentiments pacifiques ou guerriers. S’il aime la paix, pourquoi ne la fait-il pas ? Je suis si occupé de mes affaires que je n’ai pas le temps de penser à celles des autres. Mais laissons là tous ces illustres scélérats, ces fléaux de la terre et de l’humanité.

Dites-moi, je vous prie, de quoi vous avisez-vous d’écrire l’histoire des loups et des ours de la Sibérie ? et que pourrez-vous rapporter du czar, qui ne se trouve dans la Vie de Charles XII ? Je ne lirai point l’Histoire de ces barbares ; je voudrais même pouvoir ignorer qu’ils habitent notre hémisphère.

Votre zèle s’enflamme contre les jésuites et contre les superstitions. Vous faites bien de combattre contre l’erreur ; mais croyez-vous que le monde changera ? L’esprit humain est faible ; plus des trois quarts des hommes sont faits pour l’esclavage du plus absurde fanatisme. La crainte du diable et de l’enfer leur fascine les yeux, et ils détestent le sage qui veut les éclairer. Le gros de notre espèce est sot et méchant. J’y recherche en vain cette image de Dieu dont les théologiens assurent qu’elle porte l’empreinte. Tout homme[4] a une bête féroce en soi ; peu savent l’enchaîner, la plupart lui lâchent le frein lorsque la terreur des lois ne les retient pas.

Vous me trouverez peut-être trop misanthrope. Je suis malade ; je souffre ; et j’ai affaire à une demi-douzaine de coquins[5] et de coquines qui démonteraient un Socrate, un Antonin même. Vous êtes heureux de suivre le con-

  1. Frédéric, en fabriquant ce mot, le faisait sans doute dériver du verbe latin furari, par allusion aux rapines de Tottlehen.
  2. Citée dans le septième alinéa de la lettre 4284.
  3. Le 27 août 1760.
  4. On ne voit pas que Frédéric fasse ici d’exception en faveur des rois ; et les rois sont aussi des hommes. (Cl.)
  5. Frédéric donnait le titre de cousin à quelques-uns de ces coquins. Quant aux coquines, c’étaient, selon lui, la Pompadour, et les impératrices Elisabeth et Marie-Thérèse.