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qu’on vous aura envoyé celle pièce, et qu’en la lisant vous aurez dit comme l’Ermite de La Fontaine :


Voici de quoi : si tu sais quelque tour,
Il te le faut employer, frère Luce.

(Nouvelle tirée de Boccace, 41, 42.)

Je sais que la matière est un peu délicate, et qu’en donnant des croquignoles au vivant, il faut prendre garde d’égratigner le mort ; mais


À vaincre sans péril on triomphe sans gloire[1].


On prétend que Pompignan sollicite pour récompense de son bel ouvrage une place d’historiographe des Enfants de France ; je voudrais qu’on la lui donnât, avec la permission de commencer dès le ventre de la mère, et la défense d’aller au delà de sept ans. Je ne sais si cette impertinence vous paraîtra aussi plaisante qu’à moi ; mais il est sûr que


… si Dieu m’avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,
Certes Lefranc verrait beau jeu[2].


Me voilà presque aussi en train de vous citer des vers que M. le théologien Martin Kahle, qui vous en citait tant[3] de mauvais, pour vous prouver que ce monde ridicule était le meilleur des mondes possibles. Laissons là et Martin Kahle et Pompignan, et parlons de Corneille.

Nous avons relu vos remarques sur Cinna, et vous avez dû recevoir la réponse de l’Académie sur vos nouvelles critiques. Voulez-vous que je vous parle net comme le Misanthrope[4], et sur la pièce, et sur vos remarques ? Je vous avouerai d’abord que la pièce me parait d’un bout à l’autre froide et sans intérêt ; que c’est une conversation en cinq actes, et en style tantôt sublime, tantôt bourgeois, tantôt suranné ; que cette froideur est le grand défaut, selon moi, de presque toutes nos pièces de théâtre, et qu’à l’exception de quelques scènes du Cid, du cinquième acte de Rodogune, et du quatrième d’Héraclius. ie ne vois rien (dans Corneille en particulier) de cette terreur et de cette pitié qui fait l’âme de la tragédie. Si je suis si difficile, prenez-vous-en à vos pièces, qui m’ont accoutumé à chercher sur le théâtre tragique de l’intérêt, des situations et du mouvement. Si je suivais donc mon penchant, je dirais que presque toutes ces pièces sont meilleures à lire qu’à jouer ; et cela est si vrai qu’il n’y a presque personne aux pièces de Corneille, et médiocrement à celles de Racine ; mais ce n’est pas le tout d’avoir raison, il faut être poli : il faut donc de grands ménagements pour avertir les gens qu’ils s’ennuient, et qu’ils n’osent le dire.

  1. Vers de Corneille, dans le Cid, acte II, scène ii.
  2. La Fontaine, Fables, IX, xvii.
  3. Voyez tome XXXVI, page 309.
  4. Acte II, scène i.