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rantième, à commencer du mois de janvier. Il est bien beau aux Français d’enrichir ainsi l’Allemagne. Il me vient quelquefois des Anglais, des Russes ; tous s’accordent à se moquer de nous. Vous ne savez pas, madame, ce que c’est que d’être Français en pays étranger. On porte le fardeau de sa nation ; on l’entend continuellement maltraiter : cela est désagréable. On ressemble à celui qui voulait bien dire à sa femme qu’elle était une catin, mais qui ne voulait pas l’entendre dire aux autres.

Tâchez, madame, d’être payée de vos rentes, et de prendre en pitié toutes les misères dont vous êtes témoin. Accoutumez-vous à la disette des talents en tout genre, à l’esprit devenu commun, et au génie devenu rare : à une inondation de livres sur la guerre, pour être battus ; sur les finances, pour n’avoir pas un sou ; sur la population, pour manquer de recrues et de cultivateurs, et sur tous les arts, pour ne réussir dans aucun.

Votre belle imagination, madame, et la bonne compagnie que vous avez chez vous, vous consoleront de tout cela : il ne s’agit, après tout, que de finir doucement sa carrière ; tout le reste est vanité des vanités, dit l’autre[1]. Recevez mes tendres respects.


4106. — À M. D’ALEMBERT.
25 avril.

Mon cher et digne philosophe, j’avoue que je ne suis pas mort, mais je ne peux pas dire que je sois en vie. Berthier se porte bien, et je suis malade ; Abraham Chaumeix digère, et je ne digère point : aussi ma main ne vous écrit pas, mais mon cœur vous écrit ; il vous dit qu’il est sensiblement affligé de voir les fanatiques réunis pour accabler les philosophes, tandis que les philosophes, divisés, se laissent tranquillement égorger les uns après les autres. C’est grand dommage que Jean-Jacques se soit mis tout nu dans le tonneau de Diogène ; c’est le sûr moyen d’être mangé des mouches. Est-il possible qu’on laisse jouer cette farce impudente dont on nous menace ? c’est ainsi qu’on s’y prit pour perdre Socrate. Je ne crois pas que la comédie des Nuées[2] approche des opéras-comiques de la Foire. Je crois Favart et Vadé fort supérieurs au Gilles d’Athènes, quoi qu’en dise Mme Dacier ; mais enfin ce fut par là que les prêtres commencèrent à préparer la ruine des

  1. Salomon, auteur de l’Écclésiaste, i, 2.
  2. Titre d’une pièce d’Aristophane.