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est venu me voir à mon petit ermitage auprès de Genève avant de partir pour l’Inde ; c’est à lui que j’adressai ma lettre[1] pour vous à Surate. N’imputez cette méprise qu’au souvenir que j’ai toujours conservé de vous. Je pense toujours à Maurice Pilavoine, de Surate ; c’était ainsi qu’on vous appelait au collége, où nous avons appris ensemble à balbutier du latin, qui n’est pas, je crois, d’un fort grand secours dans l’Inde. Il vaut mieux savoir la langue du Malabar.

Je serais curieux de savoir s’il reste encore quelque trace de l’ancienne langue des brachmanes. Les bramines d’aujourd’hui se vantent de la savoir ; mais entendent-ils leur Veidam ? Est-il vrai que les naturels de ce pays sont naturellement doux et bienfaisants ? Ils ont du moins sur nous un grand avantage, celui de n’avoir aucun besoin de nous, tandis que nous allons leur demander du coton, des toiles peintes, des épiceries, des perles et des diamants, et que nous allons, par avarice, nous battre à coups de canon sur leurs côtes.

Pour moi, je n’ai point encore vu d’Indien qui soit venu livrer bataille à d’autres Indiens, en Bretagne et en Normandie, pour obtenir, le crisk[2] à la main, la préférence de nos draps d’Abbeville et de nos toiles de Laval.

Ce n’est pas assurément un grand malheur de manquer de pêches, de pain, et de vin, quand on a du riz, des ananas, des citrons, et des cocos. Un habitant de Siam et du Japon ne regrette point le vin de Bourgogne. J’imite tous ces gens-là ; je reste chez moi ; j’ai de belles terres, libres et indépendantes, sur la frontière de France. Le pays que j’habite est un bassin d’environ vingt lieues, entouré de tous côtés de montagnes ; cela ressemble en petit au royaume de Cachemire. Je ne suis seigneur que de deux paroisses, mais j’ai une étendue de terrain très-considérable. Les pêches, dont vous me paraissez faire tant de cas, sont excellentes chez moi ; mes vignes mêmes produisent d’assez bon vin. J’ai bâti dans une de mes terres un château qui n’est que trop magnifique pour ma fortune ; mais je n’ai pas eu la sottise de me ruiner pour avoir des colonnes et des architraves. J’ai auprès de moi une partie de ma famille, et des personnes aimables qui me sont attachées. Voilà ma situation, que je ne changerais pas contre les plus brillants emplois. Il est vrai que j’ai une santé très-faible, mais je la soutiens par le régime. Vous êtes né, autant qu’il m’en

  1. Lettre 3664.
  2. Ou crid, poignard dont se servent les Malais.