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3168. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 5 mai.

Madame, je suis rempli d’étonnement et de reconnaissance à la lecture de votre lettre, et j’ai, de plus, bien des remords. Comment ai-je pu être si longtemps sans vous écrire[1], moi qui ai encore des yeux ? et comment avez-vous fait, vous qui n’en avez plus ?

Vous avez donc de petites parallèles que vous appliquez sur le papier, et qui conduisent votre main ? Vous n’avez plus besoin de secrétaire avec ce secours ; il ne vous faut plus qu’un lecteur. Je ne lui ai donné guère d’occupation depuis longtemps ; mais je n’en ai pas été moins occupé de vous, moins touché de votre état. Je m’étais interdit presque tout commerce, n’écrivant que de loin en loin des réponses indispensables. Accablé une année entière, sans relâche, de travaux sous lesquels ma santé succombait, et ayant de plus l’occupation d’une maison et d’un jardin, et même de l’agriculture ; enseveli dans les Alpes, dans les livres, et dans les ouvrages de la campagne, je me sentais incapable de vous amuser, et encore plus de vous consoler : car, après avoir dit autrefois assez de bien des plaisirs de ce monde[2], je me suis mis à chanter ses peines. J’ai fait comme Salomon, sans être sage ; j’ai vu que tout était à peu près vanité[3] et affliction, et qu’il y a certainement du mal sur la terre.

Vous devez être de mon avis, madame, dans l’état où vous êtes ; et je crois qu’il n’y a personne qui n’ait senti quelquefois que j’ai raison. Des deux tonneaux de Jupiter, le plus gros est celui du mal : or, pourquoi Jupiter a-t-il fait ce tonneau aussi énorme que celui de Cîteaux[4] ? ou comment ce tonneau s’est-il fait tout seul ? Cela vaut bien la peine d’être examiné. J’ai eu cette charité pour le genre humain ; car pour moi, si j’osais, je serais assez content de mon partage.

Le plus grand bien auquel on puisse prétendre est de mener une vie conforme à son état et à son goût. Quand on en est venu là, on n’a point à se plaindre ; et il faut souffrir ses coliques patiemment.

  1. La dernière lettre de Voltaire à Mme du Deffant était du 1er juillet 1754.
  2. Voyez, tome X, le Mondain ou la Défense du Mondain.
  3. Écclésiaste, chap. ier.
  4. Rabelais, dans son Gargantua, livre Ier, chap. xxxviii, parle de la tonne de Citeaux ; mais Le Duchat observe qu’il y a méprise, et qu’il fallait citer la tonne de Clairvaux. (B.)