Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/505

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

3048. — À M. L’ABBÉ DE PRADES.[1]


Aux Délices, 29 octobre (1755).

Frère Rhubarbe à frère Gaillard, salut.

Je suis très-fâché que frère en Belzébuth, frère Isaac[2] soit malingre et mélancolique, c’est la pire des damnations. Conservez votre santé et votre gaieté. J’enverrais de tout mon cœur aux pieds du très-révérend père prieur le seizième chant du scandale[3] qu’il demande ; mais je n’en ai point fait. Une douzaine de jeunes Parisiens, plus gais que moi, s’amusent tous les jours à remplir mon ancien canevas. Chacun y met du sien. On dit qu’on imprime l’ouvrage de deux ou trois façons différentes. Tout ce que je peux faire, c’est de protester en face de la sainte Église. Si le très-révérend père prieur[4] voulait mettre dans son cabinet de livres un exemplaire corrigé de l’Orphelin de la Chine, j’aurais l’honneur de le lui adresser en toute humilité : car, malgré l’excommunication que l’exaltation de l’àme, les frictions de poix résine, et la dissection des cerveaux de géants[5] m’ont attirée, je vois que sa noble paternité a des entrailles de charité ; et elle doit savoir que j’étais un frère servant, très-attaché au père prieur, pensant comme lui, et disant mon office à son honneur et gloire. J’ai un petit monastère[6] près de Lausanne, sur le chemin de Neufchâtel ; et si ma santé me l’avait permis, j’aurais été jusqu’à Neufchâtel pour voir milord Maréchal ; mais j’aurais voulu pour cela des lettres d’obédience.

Il m’est venu ici deux jeunes gens[7] de Paris qui m’ont dit qu’il y a un nommé Poinsinet[8] à qui on a fait accroire que le

  1. Cette lettre a été imprimée, sans date, dans les Mémoires pour servir à l’histoire de l’année 1789 (par Luchet). Le texte que nous donnons ici est conforme à celui de l’original, conservé dans les archives du Cabinet de Berlin. — Frédéric écrit à milord Maréchal, le 12 juin 1756 : « Je n’ai point écrit à Voltaire, comme vous le supposez : l’abbé de Prades est chargé de cette correspondance. Pour moi, qui connais le fou, je me garde bien de lui donner la moindre prise. » — Voltaire écrit au duc de Richelieu, le 7 février 1756 : « Croirez-vous que le roi de Prusse vient de m’envoyer une tragédie de Mérope, mise par lui en opéra ? »
  2. Le marquis d’Argens.
  3. La Pucelle.
  4. Frédéric.
  5. Folies de Maupertuis tant ridiculisées par Voltaire
  6. Monrion ; voyez lettre 2843.
  7. Palissot et Patu ; voyez lettre 3046.
  8. Henri Poinsinet, surnommé le Petit, né à Fontainebleau en 1735, se noya dans le Guadalquivir en 1769.