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2630. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1]
À Mayence, le 21 juillet.

Madame, Freytag et la fièvre ont fait un peu de tort à Charles-Quint ; mais mon zèle pour les descendants de Jean-Frédéric n’est pas ralenti. Un ouvrage que Votre Altesse sérénissime m’a ordonné est la première de mes occupations, et fait oublier tous les Freytag. J’ai été un peu comme les chevaliers errants, qui passaient d’un château enchanté dans une caverne ; mais aussi ils allaient ensuite d’une caverne dans un château.

Il serait bien juste que le petit ouvrage qui est né à Gotha vînt respirer l’air natal, et que Jeanne pût, les soirs, servir d’intermède aux scènes tragiques des empereurs et des électeurs.

Vos bontés, madame, m’ont fait pour jamais votre sujet ; je ne demande à présent à ma destinée que de pouvoir passer quelques jours de ma vie à vos pieds ; mais j’ai bien peur de n’être pas destiné à être si heureux. Où aurais-je pu mieux finir mes empereurs que dans votre belle bibliothèque, et dans une cour où j’aurais trouvé autant d’instruction que de plaisir ? Votre Altesse sérénissime ne sait pas le pouvoir qu’elle a sur les cœurs. Elle ne sait pas qu’après avoir eu l’honneur de lui faire sa cour, on est malheureux partout ailleurs. Ce n’est pas qu’il n’y ait ici de très-belles messes ; mais il n’y a point de duchesse de Gotha. On dit qu’il y a une princesse de Columbruno à Naples, qui est une merveille. J’irai lui soutenir que les merveilles ne sont que dans la Thuringe.

Ah ! madame, il n’y a que votre forêt qui puisse me faire de la peine ; la cruelle expose les gens aux vents du Nord. Pourquoi vos États ne sont-ils pas un peu plus près du soleil ? Pourquoi les beaux climats sont-ils des pays d’Inquisition, et que le mérite est dans le Nord ? Que tout cela est mal arrangé ! Que le sort est injuste ! Car enfin, pourquoi madame de Buchwald est-elle en danger de perdre la vue, et que tant de sots ont de si bons yeux ! Elle vous entend du moins, madame, et je l’envie. Permetlez-moi, madame, de joindre ici tout ce que mon cœur me dicte pour elle ; son nom y est gravé après celui de Votre Altesse sérénissime. Où pourrai-je encore, avant de mourir, revoir la demeure délicieuse où j’ai vu tout ce qu’il y a dans le monde de plus digne

  1. Éditeurs, Bavoux et François.