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ces quiproquo-là à tout moment. Mme de Tyrconnell aura fait un cruel voyage ; elle sera ruinée pour avoir tenu ici une table ouverte, et elle a perdu un mari qu’elle aimait. La jeunesse la plus brillante n’est donc rien, puisque. Madame[1] est morte ! La sobriété ne sauve donc rien, puisque le duc d’Orléans[2] est mort ! Mais les hommes sont insensibles à ces exemples frappants, ils étonnent le premier moment ; on se rassure bientôt, on les oublie, on reprend le train ordinaire, et celui qui a dit qu’à la cour comme à l’armée, quand on voit tomber à droite et à gauche, on crie serre et on avance, n’a eu que trop raison.

Darget part demain avec sa vessie ; c’était à moi de partir. Il vous donnera un des plus furieux paquets que je vous aie encore envoyés. Il emmène avec lui un excellent domestique français qui m’était bien nécessaire : c’est un jeune Picard qui s’est mis à pleurer quand il a vu que je ne partais pas. Il prétend qu’il n’y peut plus tenir, que les Prussiens se moquent de lui, parce qu’il est petit et qu’il n’est que Français. J’ai eu beau lui dire que le roi n’a pas sept pieds de haut, et qu’Alexandre était petit, il m’a répondu qu’Alexandre et le roi de Prusse n’étaient pas Picards. Enfin il ne me reste plus de domestique de Paris.

Darget dit qu’il veut voir la première représentation de Rome ; je ne sais si elle sera sauvée ou perdue. C’est un grand jour pour le beau monde oisif de Paris qu’une première représentation : les cabales battent le tambour ; on se dispute les loges ; les valets de chambre vont à midi remplir le théâtre. La pièce est jugée avant qu’on l’ait vue. Femmes contre femmes, petits-maîtres contre petits-maîtres, sociétés contre sociétés ; les cafés sont comblés de gens qui disputent ; la foule est dans la rue, en attendant qu’elle soit au parterre. Il y a des paris ; on joue le succès de la pièce aux trois dés. Les comédiens tremblent, l’auteur aussi. Je suis bien aise d’être loin de cette guerre civile, au coin de mon feu, à Potsdam, mais toujours très-affligé de n’être plus au coin du vôtre.


2342. — À M. LEKAIN[3].
Potsdam, 5 mars 1752.

Une maladie assez longue et assez dangereuse, monsieur, dont je ne suis pas encore bien remis, ne me permet pas de vous

  1. Anne-Henriette, fille de Louis XV.
  2. Louis, duc d’Orléans, fils du Régent, mourut à l’abbaye de Sainte-Geneviève le 4 février 1752.
  3. Éditeurs, de Cayrol et François.