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2240. — À. M. LE COMTE D’ARGEMAL.
Potsdam, le 29 mai.

Mon très-cher ange, si vous êtes à Lyon, j’irai à Lyon ; si vous êtes à Paris, j’irai à Paris ; mais quand ? je n’en sais rien. J’ai mon Siècle en tête, et c’est parce que je suis le meilleur Français du monde que je reste à Berlin et à Potsdam si longtemps, La retraite d’un archevêque dans son archevêché prouve que chacun doit être chez soi ; mais, mon ange, je commence par vous envoyer mes enfants. Rome sauvée, toute musquée, n’est-ce rien ? et puis mon Siècle, que vous aurez dans trois mois ? Cela vous amusera du moins. Cette pauvre petite Guichard valait mieux ; la mort ravit tout sans pudeur[1]. Tâchons de faire des choses qui ne meurent point. Je me flatte que ce Siècle vous plaira encore plus que les onze volumes[2] pour lesquels j’avais tant d’aversion. Si j’ai eu le malheur de vous quitter, je me console par mes efforts pour vous plaire. Le roi de Prusse vient de donner trois ou quatre spectacles dignes du dieu Mars. J’ai vu trente mille hommes qui m’ont fait trembler. De là il court au fond de ses États voir si tout va bien, et faire que tout aille mieux ; et moi, son chétif admirateur, je reste chez lui avec mon Siècle. Quelle reconnaissance dois-je lui témoigner pour toutes ses bontés ? Je ne peux faire autre chose que de les publier, je lui dois mon bonheur et mon loisir. Personne n’est logé dans son palais plus commodément que moi. Je suis servi par ses cuisiniers. J’ai une reine à droite, une reine à gauche, et je les vois très-rarement ; Louis XIV à la préférence. Point de gêne, point de devoir. Il faut que vous disiez tout cela, mon cher et respectable ami, afin que la bonne compagnie m’excuse, que les méchants soient un peu punis, et que l’on sache comment nos belles-lettres sont accueillies par un si grand monarque.

Enfin voilà donc M. de Chauvelin en passe[3] de faire tout le bien qu’il a la rage de vouloir faire : car le bien public est sa passion dominante. Il est beau pour le roi que le nom de Chauvelin ne lui ait pas nui, et que son mérite lui ait servi. Je crois que monsieur l’abbé, son frère, me garde toujours rancune ; je

  1. La Fontaine, livre VIII, fable ier.
  2. Voyez la lettre 2221.
  3. Le chevalier (depuis marquis) de Chauvelin, cousin de l’ancien garde des sceaux (exilé depuis 1737), avait été nommé commandeur de l’ordre de Saint-Louis.