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voir ici, mais je vois bien qu’il faut venir vous chercher. J’attends le moment où le héros philosophe qui me fait aimer Potsdam me fera aimer Berlin. Mille respects à Mme de Maupertuis. Je vous salue en Frédéric, vous et nos frères.

De ma cellule, dans le plus agréable couvent[1] de la terre, 24 octobre.


2138. — AU MARQUIS DE THIBOUVILLE.
À Potsdam, ce 24 octobre.

Non-seulement je suis un transfuge, mon cher Catilina, mais j’ai encore tout l’air d’être un paresseux. Je m’excuserai d’abord sur ma paresse, en vous disant que j’ai travaillé à Rome sauvée, que je me suis avisé de faire un opéra italien[2] de la tragédie de Sémiramis, que j’ai corrigé presque tous mes ouvrages, et tout cela sans compter le temps perdu à apprendre le peu d’allemand qu’il faut pour n’être pas à quia en voyage, chose assez difficile à mon âge. Vous trouverez fort ridicule, et moi aussi, qu’à cinquante-six ans l’auteur de la Henriade s’avise de vouloir parler allemand[3] à des servantes de cabaret ; mais vous me faites des reproches un peu plus vifs que je ne mérite assurément pas. Ma transmigration a coûté beaucoup à mon cœur ; mais elle a des motifs si raisonnables, si légitimes, et, j’ose le dire, si respectables, qu’en me plaignant de n’être plus en France, personne ne peut m’en blâmer. J’espère avoir le bonheur de vous embrasser vers la fin de novembre. Catilina et le Duc d’Alençon se recommanderont à vos bonnes grâces, dans mon grenier[4], et les nouveaux rôles de Rome sauvée arriveront à ma nièce dans peu de temps ; je n’attends qu’une occasion pour les lui faire parvenir. Comment puis-je mieux mériter ma grâce auprès de vous que par deux tragédies et un théâtre ? Nous étions faits pour courir les champs ensemble, comme les anciens troubadours. Je bâtis un théâtre, je fais jouer la comédie partout où je me trouve, à Berlin, à

  1. Sans-Souci.
  2. Voltaire, dans sa lettre à d’Argental du 29 octobre 1754, dit que la margrave de Baireuth a fait de la tragédie de Sémiramis un opéra italien ; il est à croire qu’il l’aura corrigé, et que c’est de cet opéra qu’il parle ici.
  3. L’auteur de la Henriade, vers 1751 ou 17522, écrivit quelques lettres en allemand ; le baron Charles d’Arnim, chambellan au service du roi de Prusse d’aujourd’hui, m’a dit en 1825 avoir vu une de ces lettres. (Cl.)
  4. Son théâtre de la rue Traversière.