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était à la bataille comme à une chasse de lièvre, et disait presque « Quoi n’est-ce que cela ? » Un boulet de canon donna dans la boue, et crotta un homme près du roi. Nos maîtres rirent de bon cœur du barbouillé. Un palefrenier de mon frère a été blessé à la tête, d’une balle de mousquet ; ce domestique était derrière la compagnie.

Le vrai, le sûr, le non flatteur, c’est que c’est le roi qui a gagné lui-même la bataille par sa volonté, par sa fermeté. Vous verrez des relations et des détails ; vous saurez qu’il y a eu une heure terrible où nous vîmes le second tome de Dettingen ; nos Français humiliés devant cette fermeté anglaise ; leur feu roulant qui ressemble à l’enfer, que j’avoue qui rend stupides les spectateurs les plus oisifs : alors on désespéra de la république. Quelques-uns de nos généraux, qui ont plus de courage de cœur que d’esprit, donnèrent des conseils fort prudents. On envoya des ordres jusqu’à Lille ; on doubla la garde du roi ; on fit emballer, etc. À cela, le roi se moqua de tout et se porta de la gauche au centre, demanda le corps de réserve et le brave Lowendal ; mais on n’en eut pas besoin. Un faux corps de réserve donna : c’était la même cavalerie qui avait d’abord donné inutilement la maison du roi ; les carabiniers ; ce qui restait tranquille des gardes françaises ; des Irlandais excellents, surtout quand ils marchent contre des Anglais et Hanovriens. Votre ami, M. de Richelieu, est un vrai Bayard : c’est lui qui a donné le conseil, et qui l’a exécuté, de marcher à l’infanterie comme des chasseurs, ou comme des fourrageurs, pêle-mêle, la main baissée, le bras raccourci, maître, valets, officiers, cavaliers, infanterie, tout ensemble. Cette vivacité française, dont on parle tant, rien ne lui résiste ; ce fut l’affaire de dix minutes que de gagner la bataille avec cette botte secrète. Les gros bataillons anglais tournèrent le dos, et, pour vous le faire court, on en a tué quatorze mille[1].

Il est vrai que le canon a eu l’honneur de cette affreuse boucherie : jamais tant de canon, ni si gros, n’a tiré dans une bataille générale, qu’à celle de Fontenoy ; il y en avait cent. Monsieur, il semble que ces pauvres ennemis aient voulu à plaisir laisser arriver tout ce qui leur devait être le plus malsain ; canon de Douai, gendarmerie, mousquetaires.

À cette charge dernière dont je vous parlais, n’oubliez pas une anecdote. M. le dauphin, par un mouvement naturel, mit l’épée à la main de la plus jolie grâce du monde, et voulait absolument charger ; on le pria de n’en rien faire. Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j’ai remarqué une habitude trop tôt acquise de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des ennemis agonisants, des plaies fumantes. Pour moi, j’avouerai que le cœur me manqua, et que j’eus besoin d’un flacon. J’observai bien nos jeunes héros ; je les trouvai trop indifférents sur cet article. Je craignis, pour la suite de leur longue vie, que le goût ne vint à augmenter par cette inhumaine curée.

  1. Il manqua en effet quatorze mille hommes à l’appel mais il en revint environ six mille dès le jour même. (Note de Voltaire.) — Cette note était dans le Commentaire historique, où, comme je l’ai dit, était cette lettre. (B.)