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Vous savez de quel nom et de quel prétexte je m’étais servi auprès de lui pour colorer mon voyage. Il m’a écrit plusieurs lettres sur l’homme qui servait de prétexte[1], et je lui en ai adressé quelques-unes qui sont écrites avec la même liberté. Il y a dans ses billets et dans les miens quelques vers hardis qui ne peuvent faire aucun mal à un roi, et qui en peuvent faire à un particulier. Il a cru que, si j’étais brouillé sans ressource avec l’homme qui est le sujet de ces plaisanteries, je serais forcé alors d’accepter les offres que j’ai toujours refusées de vivre à la cour de Prusse. Ne pouvant me gagner autrement, il croit m’acquérir en me perdant en France ; mais je vous jure que j’aimerais mieux vivre dans un village suisse que de jouir à ce prix de la faveur dangereuse d’un roi capable de mettre de la trahison dans l’amitié même : ce serait en ce cas un trop grand malheur de lui plaire. Je ne veux point du palais d’Alcine, où l’on est esclave parce qu’on a été aimé, et je préfère surtout vos bontés vertueuses à une faveur si funeste.

Daignez me conserver ces bontés, et ne parler de cette aventure curieuse qu’à M. de Maurepas. Je lui ai écrit de Baireuth, mais j’ai peur que le colonel Mentzel n’ait ma lettre[2].


1616. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
(Lundi), 7 octobre.

La France a passé, jusqu’à présent, pour l’asile des rois malheureux ; je veux que ma capitale devienne le temple des grands hommes. Venez-y, mon cher Voltaire, et dictez tout ce qui peut vous y être agréable. Je veux vous faire plaisir ; et, pour obliger un homme, il faut entrer dans sa façon de penser.

Choisissez appartement ou maison, réglez vous-même ce qu’il vous faut pour l’agrément et le superflu de la vie ; faites votre condition comme il vous la faut pour être heureux, c’est à moi à pourvoir au reste. Vous serez toujours libre et entièrement maître de votre sort ; je ne prétends vous enchaîner que par l’amitié et le bien-être. Vous aurez des passe-ports pour des chevaux, et tout ce que vous pourrez demander. Je vous verrai mercredi[3], et je profiterai des moments qui me restent pour m’éclairer au feu de votre puissant génie. Je vous prie de croire que je serai toujours le même envers vous. Adieu.

Fédéric.
  1. Boyer.
  2. Cette lettre est effectivement perdue. (Cl.)
  3. Le mercredi était le 9 octobre, et Voltaire quitta Berlin le 12.