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À qui donc donnerai-je les prémices de mes ouvrages, si ce n’est à mon cher Cideville, à celui qui joint le don de bien juger au talent d’écrire avec tant de facilité et de grâce ? Quel cœur dois-je songer à émouvoir, si ce n’est le vôtre ? Je compte que mes ouvrages seront au moins reçus comme les tributs de l’amitié. Ils vous parleront de moi ; ils vous peindront mon âme.

Ma retraite heureuse ne m’offre point de nouvelles à vous apprendre. Elle laisse un peu languir le commerce ; mais l’amitié ne languit point. Je ne m’occupe à aucune sorte de travail que je ne me dise à moi-même : Mon ami sera-t-il content ? Cette pensée sera-t-elle de son goût ? Enfin, sans vous écrire, je passe mes jours dans l’envie de vous plaire et dans le plaisir d’écrire pour vous.

Mme du Châtelet, qui vous aime comme si elle vous avait vu, vous fait les plus sincères compliments. Nous avons entendu parler ici confusément d’une épître de Formont, contre les philosophes qui ont le malheur de n’être que philosophes. Dieu merci, l’épitre n’est pas contre nous.

Rousseau, après avoir longtemps offensé Dieu, s’est mis à l’ennuyer. Il sera damné pour ses sermons et pour ses couplets.

Je vous embrasse tendrement, mon aimable Cideville. V.


959. — À M. DE FORMOMT.
À Cirey, le 11 novembre.

Est-il vrai, cher Formont, que ta muse charmante,
Du dieu qui nous inspire interprète éclatante,
Vient, par les sons hardis de tes nouveaux concerts,
De confondre à jamais ces ennemis des vers.
Qui, hérissés d’algèbre et bouffis de problèmes,
Au monde épouvanté parlent par théorèmes ;
Observant, calculant, mais ne sentant jamais ?
Ces Atlas, qui des cieux semblent porter le faix,
Ne baissent point les yeux vers les fleurs de la terre,
Aux douceurs de la vie ils déclarent la guerre.
Jadis, en façonnant ce peuple raisonneur,
Prométhée oublia de leur donner un cœur.
On dit que de tes chants le pouvoir invincible
Donne aujourd’hui la vie à leur masse insensible ;
Ils sentent le plaisir qui nait d’un vers heureux ;
C’est un sens tout nouveau que tu produis en eux.
Quand verrai-je ces vers, enfants de ton génie,
Ces vers où la raison parle avec harmonie ?