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D’ÉVHÉMÈRE.

tout genre, qui surpassent tous ces chefs-d’œuvre de luxe qu’on vante dans Suse et dans Babylone ?

Ce qui vous surprendra encore davantage, c’est que la plupart des découvertes de tous ces arts ingénieux n’ont été faites que dans des temps d’ignorance et de grossièreté. Il semble que Dieu ait donné à certains hommes un instinct supérieur à la raison ordinaire, comme on voit des éléphants naître dans des pays peuplés de petits singes. Mais peu à peu la raison se forme : elle examine à la fin ce que l’instinct a inventé, elle fait des systèmes ; elle se perd enfin en arguments, chez les barbares comme chez les Grecs.

Callicrate.

Vous me dites toujours le pour et le contre dans toutes les choses que vous m’apprenez.

Évhémère.

C’est que toutes les choses de ce monde ont un bon et un mauvais côté. Chez nos barbares, par exemple, les uns ont la politesse et la douceur des Athéniens, les autres la cruauté superstitieuse des Scythes. Des particuliers ont eu le génie et le bon goût en partage, mais ils ont été élevés dans des écoles qui n’avaient pas le sens commun. Ils commencent à surpasser les Grecs en peinture et en musique, s’ils ne les égalent pas tout à fait en sculpture. Ils ont une physique expérimentale dont la Grèce n’a jamais connu les premiers éléments ; mais en métaphysique ils sont quelquefois plus chimériques que les Platon, les Pythagore, les Zoroastre, les Mercure Trismégiste.

Callicrate.

Je voudrais bien raisonner métaphysique avec un Gaulois ou un Cassitéride.

Évhémère.

Quand vous apprendriez leur langue, à quoi aboutirait cette controverse ? On ne s’entend jamais en disputant de vive voix ; un des contendants s’explique mal, l’autre répond plus mal encore. Un faux argument est réfuté par un argument plus faux ; c’est pourquoi les disputes dans les écoles ont longtemps perverti la raison humaine. Sans cet heureux instinct qui a inventé et perfectionné les arts, sans les expériences faites loin des déclamateurs scolastiques, la société serait encore sauvage.

Ce que les honnêtes gens ont le plus reproché aux savants, et à ceux qui prétendent l’être, soit Grecs, soit barbares, c’est d’avoir voulu aller plus loin que la nature. Ils ont creusé des abîmes, et le terrain est retombé sur eux.