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DIALOGUES
Évhémère.

Je tremble, car je vais vous dire des choses qui ressemblent à un système, et un système qui n’est pas démontré n’est qu’une folie ingénieuse. Quoi qu’il en soit, voici la très-faible clarté que je crois apercevoir dans cette profonde nuit ; c’est à vous de l’éteindre ou de l’augmenter.

Je remarque d’abord que je n’ai pu acquérir l’idée d’un Dieu qu’après avoir acquis l’idée d’un être nécessaire existant par lui-même, par sa nature, éternel, intelligent, bon et puissant. Tous ces caractères, qui me paraissent essentiels à Dieu, ne me disent pas qu’il ait fait l’impossible. Il n’empêchera jamais que les trois angles d’un triangle ne soient égaux à deux droits. Il ne pourra faire que deux propositions contradictoires s’accordent. Il était probablement contradictoire que le mal n’entrât pas dans le monde ; je présume qu’il était impossible que les vents nécessaires pour balayer les terres et pour empêcher les mers de croupir, ne produisissent pas des tempêtes. Les feux répandus sous l’écorce de la terre pour former les minéraux et les végétaux devaient aussi ébranler ces terres, renverser des villes, écraser leurs habitants, affaisser des montagnes et en élever d’autres.

Il eût été contradictoire que tous les animaux vécussent toujours et procréassent toujours : l’univers n’aurait pu les nourrir. Ainsi la mort, qu’on regarde comme le plus grand des maux, était aussi nécessaire que la vie. Il fallait que les désirs s’allumassent dans les organes de tous les animaux, qui ne pouvaient chercher leur bien-être sans le désirer ; ces affections ne pouvaient être vives sans être violentes, et par conséquent sans exciter ces fortes passions qui produisent les querelles, les guerres, les meurtres, les fraudes et le brigandage : enfin Dieu n’a pu former l’univers qu’aux conditions suivant lesquelles il existe.

Callicrate.

Votre Dieu n’est donc pas tout-puissant ?

Évhémère.

Il est véritablement le seul puissant, puisque c’est lui qui a tout formé ; mais il n’est pas extravagamment puissant. De ce qu’un architecte a élevé une maison de cinquante pieds, bâtie de marbre, ce n’est pas à dire qu’il ait pu en faire une de cinquante lieues, bâtie de confitures. Chaque être est circonscrit dans sa nature ; et j’ose croire que l’Être suprême est circonscrit dans la sienne. J’ose penser que cet architecte de l’univers, si visible à notre esprit, et en même temps si incompréhensible, n’habite ni les choux de nos jardins, ni le petit temple du Capitole. Quel est