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Abraham, ayant entendu cela, pesa l’argent qu’Éphron lui demandait, et lui paya quatre cents sicles de monnaie courante publique… Or Abraham était vieux de beaucoup de jours. Il dit au plus vieux serviteur de sa maison, qui présidait sur les autres serviteurs : Mets ta main sous ma cuisse, afin que je t’adjure, au nom du ciel et de la terre, que tu ne prendras aucune fille des Chananéens pour faire épouser a mon fils ; mais que tu iras dans la terre de ma famille, et que tu y prendras une fille pour mon fils Isaac[1]… Ce serviteur mit donc la main sous la cuisse d’Abraham son maître, et jura sur son discours. Il prit dix chameaux des troupeaux de son maître ; il partit chargé des biens de son maître, et alla en Mésopotamie, à la ville de Nachor… Étant arrivé le soir, au temps où les filles vont chercher de l’eau[2], il vit Ré-

  1. Ce serviteur, nommé Éliézer, mit donc la main sous la cuisse d’Abraham. Plusieurs savants prétendent que ce n’était pas sous la cuisse, mais sous les parties viriles, très-révérées par les Orientaux, surtout dans les anciens temps, non-seulement à cause de la circoncision qui avait consacré ces parties à Dieu, mais parce qu’elles sont la source de la propagation du genre humain, et le gage de la bénédiction du Seigneur, Par cuisse, il faut toujours entendre ces parties. Un chef sorti de la cuisse de Juda signifie évidemment un chef sorti de la semence ou de la partie virile de Juda. Abraham fit donc jurer son serviteur qu’il ne prendrait point une Chananéenne pour femme à Isaac son fils. L’auteur sacré manque peu l’occasion d’insinuer que les habitants du pays sont maudits, et de préparer à l’invasion que les Juifs firent de cette terre sous Josué et sous David. (Note de Voltaire.)
  2. Il nous parait toujours étrange que les anciens fassent travailler les filles des princes comme des servantes ; que, dans Homère, les filles du roi de Corfou aillent en charrette faire la lessive. Mais il faut considérer que ces prétendus rois chantés par Homère n’étaient que des possesseurs de quelques villages ; et qu’un homme qui n’aurait pour tout bien que l’Ile d’Ithaque ferait une mince figure à Paris et à Londres. Rébecca vient avec une cruche sur son épaule, et donne à boire aux chameaux. Éliézer lui présente deux pendants de nez ou deux pendants d’oreilles d’or de deux sicles. Ce n’était qu’un présent de six livres huit sous ; et les présents qu’on fait aujourd’hui à nos villageoises sont beaucoup plus considérables. Les bracelets valaient trente-deux livres, ce qui paraît plus honnête. Il est inutile de remarquer si les pendants étaient pour les oreilles ou pour le nez. Il est certain que dans les pays chauds, où l’on ne se mouche presque jamais, les femmes avaient des pendants de nez. Elles se faisaient percer le nez comme nos femmes se font percer les oreilles. Cette coutume est encore établie en Afrique, et dans l’Inde.

    Aben Hezra avoue qu’il y a très-loin du Chanaan en Mésopotamie, et il s’étonne qu’Abraham, ayant fait une si prodigieuse fortune en Chanaan, étant devenu si puissant, ayant vaincu cinq grands rois avec ses seuls valets, n’ait pas fait venir dans ses États ses parents et amis de Mésopotamie, et ne leur ait pas donné de grandes charges dans sa maison.

    M. Fréret est encore plus étonné que ce grand prince Abraham ait été si pauvre qu’il ne fut jamais possesseur d’une toise de terrain en Chanaan, jusqu’à ce qu’il eut acheté un petit coin pour enterrer sa femme. S’il était riche en troupeaux, dit M. Fréret, que n’allait-il s’établir, lui et son fils, dans la Mésopotamie,