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356 LETTRE

tent des vaudevilles dignes de leur profession et de leurs mœurs ; ils déterrent, ils montrent au public des têtes de morts. Hamlet et le frère de sa maîtresse tombent dans une fosse, et s'y battent à coups de poing.

Un de vos confrères, messieurs, avait osé remarquer que ces plaisanteries, qui peut-être étaient convenables du temps de Sha- kespeare, n'étaient pas d'un tragique assez noble du temps des lords Carteret, Chesterfield, Littleton^ etc. Enfin on les avait retranchées sur le théâtre de Londres le plus accrédité; et M, Mar- montel, dans un de ses ouvrages, en a félicité la nation anglaise, (c On abrège tous les jours Shakespeare, dit-il, on le châtie; le célèbre Garrick vient tout nouvellement de retrancher sur son théâtre la scène des fossoyeurs et presque tout le cinquième acte. La pièce et l'auteur n'en ont été que plus applaudis "-. »

Le traducteur ne convient pas de cette vérité; il prend le parti des fossoyeurs. Il veut qu'on les conserve comme le monument respectable d'un génie unique. Il est vrai qu'il y a cent endroits dans cet ouvrage et dans tous ceux de Shakespeare aussi nobles, aussi décents, aussi sublimes, amenés avec autant d'art; mais le traducteur donne la préférence aux fossoyeurs : il se fonde sur ce qu'on a conservé cette abominable scène sur un autre théâtre de Londres ; il semble exiger que nous imitions ce beau spectacle.

Il en est de même de cette heureuse liberté avec laquelle tous les acteurs passent en un moment d'un vaisseau en pleine mer, à cinq cents milles sur le continent, d'une cabane dans un palais, d'Europe en Asie. Le comble de l'art, selon lui, ou plutôt la beauté de la nature, est de représenter une action ou plusieurs actions à la fois qui durent un demi-siècle. En vain le sage Des- préaux, législateur du bon goût dans l'Europe entière, a dit dans son Art poétique (chap. ni) :

Un rinieur, sans péril, delà les Pyrénées, Sur la scène en un jour renferme des années : Là, souvent le héros d'un spectacle grossier, Enfant au premier acte, est barbon au dernier.

��1. Dans son Appel aux nations (voyez tome XXIV, page 201), Voltaire avait demandé comment elles (les pièces de Shakespeare) sont encore suivies dans un siècle qui a produit le Caton d'Addison. Je pense que c'est ce passage qu'il rap- pelle ici. (B.)

2. C'est dans son Discours sur la tragédie, qui fait partie du volume intitulé Chefs-d'œuvre dramatiques (1773, in-i"), que Maraiontel s'exprime ainsi. (B.)

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