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Je me suis adressé à des savants de Paris qui n’étaient jamais sortis de chez eux ; ceux-là n’ont lait aucune difficulté de m’expliquer le secret de l’origine des Chinois, des Indiens, et de tous les autres peuples. Ils le savaient par les mémoires de Sem, Cham, et Japhet, L’évêque d’Avranches Huet, l’un de nos plus laborieux écrivains, fut le premier qui imagina que les Égyptiens avaient peuplé l’Inde et la Chine ; mais comme il avait imaginé aussi que Moïse était Bacchus, Adonis, et Priape, son système ne persuada personne.

Mairan, secrétaire de l’Académie des sciences, crut entrevoir, avec les lunettes d’Huet, une grande conformité entre les sciences, les usages, les mœurs, et même les visages des Égyptiens et des Chinois. Il se figura que Sésostris avait pu fonder des colonies à Pékin et à Delhi. Le P. Parennin lui écrivit de la Chine une grande lettre aussi ingénieuse que savante, qui dut le désabuser[1].

D’autres savants ont travaillé ensuite à transplanter l’Égypte à la Chine, Ils ont commencé par établir qu’on pouvait trouver quelque ressemblance entre d’anciens caractères de la langue phénicienne ou syriaque et ceux de l’ancienne Égypte, en y faisant les changements requis ; il ne leur a pas été difficile de travestir ensuite ces caractères égyptiens en chinois. Cela fait, ils ont composé des anagrammes avec les noms des premiers rois de la Chine, Par ces anagrammes ils ont reconnu que le roi chinois Yu est évidemment le roi d’Égypte Menés, en changeant seulement y en me, et u en nès. Ki est devenu Athoès ; Kang a été transformé en Diabiès, et encore Diabiès est-il un mot grec. On sait assez que les Athéniens donnèrent des terminaisons grecques aux mots égyptiens. Il n’y a pas eu plus de Diabiès en Égypte que de Memphis et d’Héliopolis : Memphis s’appelait Moph, Héliopolis s’appelait Hon. C’est ainsi que, dans la suite des siècles, ces Grecs s’avisèrent de donner le nom de Crocodilopolis à la ville d’Arsinoé. Tout cela ferait renoncer à la généalogie des noms et des hommes. Enfin il ne paraît pas que les Chinois soient venus d’Égypte plutôt que de Romorantin.

Je ne pense pas pourtant qu’il fût honteux à la Chine d’avoir l’Égypte pour aïeule. La Chine est à la vérité dix-huit fois[2] aussi

  1. Imprimée à la tête du vingt-sixième tome des Lettres curieuses et édifiantes. (Note de Voltaire.)
  2. Je compte l’Égypte trois fois moins étendue que la France, et la France six fois moins étendue que la Chine. Ces mesures ne contredisent point celles de M. Danville, qui n’a considéré que le terrain cultivable de l’Egypte : voyez son Égypte ancienne et moderne. (Id.)