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enclavée : « Songez, lui dis-je, que la Tartarie orientale et occidentale sont des régions immenses, d’où sont sortis les conquérants de presque tout notre hémisphère. Kien-long, le Tartaro-Chinois, est le premier bel esprit qui ait fait des vers en langue tartare. Le savant et sage P. Parennin[1], qui demeura trente ans à la Chine, nous apprend qu’avant cet empereur Kien-long, les Tartares ne pouvaient faire des vers dans leur langue, et que lorsqu’ils voulaient traduire des vers chinois, ils étaient obligés de les traduire en prose[2], comme nous faisions du temps des Dacier.

« Kien-long a tenté cette grande entreprise ; il y a réussi, et cependant il en parle avec autant de modestie que nos petits poëtes étalent d’orgueil et d’impertinence. « L’application et les efforts suppléeront-ils, dit-il, aux talents qui me manquent[3] ? » Cette humilité n’est-elle pas touchante dans un poëte qui peut ordonner qu’on l’admire sous peine de la vie ?

« Sa Majesté impériale s’exprime sur lui-même avec autant de modestie que sur ses vers, et c’est ce que je n’ai point encore vu chez nous. Voyez comme, au lieu de dire : nous avons fait ces vers de notre certaine science[4], pleine puissance, et autorité impériale, il est dit, page 34 du prologue ou de la préface de l’empereur : « L’empire ayant été transmis à ma petite personne, je ne dois rien oublier pour tâcher de faire revivre la vertu de mes ancêtres ; mais je crains avec raison de ne pouvoir jamais les égaler. »

M. Gervais m’interrompit à ces mots, que je prononçais avec une tendresse respectueuse. Il grommelait entre ses dents : « La modestie de ce sage empereur ne l’empêche pourtant pas d’avouer ingénument que sa petite personne descend en ligne directe d’une vierge céleste[5], sœur cadette de Dieu, laquelle fut grosse d’enfant pour avoir mangé d’un fruit rouge. Cette généalogie, ajoute M. Gervais, peut inspirer quelque dégoût.

— Cela peut révolter, lui répondis-je, mais non pas dégoûter ; de pareils contes ont toujours réjoui les peuples ; la mère de Gengis était une vierge qui fut grosse d’un rayon du soleil. Romulus, longtemps auparavant, naquit d’une religieuse sans qu’un homme s’en mêlât. Que deviendrions-nous, nous autres compila-

  1. Dominique Parennin, né en Franche-Comté en 1665, mort à Pékin en 1741.
  2. Voyez le tome IV de la Collection du P. Duhalde, page 83, édition de Hollande. (Note de Voltaire.)
  3. Poëme de Moukden ou Mougden, page 11. (Id.)
  4. C’était la formule des ordonnances du roi, en France, avant 1789.
  5. Poème de Moukden, page 13. (Note de Voltaire.)