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Le gros des hommes est dans ce cas pour les choses qui l’intéressent le plus. La routine les conduit dans toutes les actions de leur vie ; on ne réfléchit que dans les grandes occasions, et quand il n’est plus temps. C’est ce qui a rendu presque toutes les administrations vicieuses ; c’est ce qui a produit autant d’erreurs dans le gouvernement que dans la philosophie. En voici un exemple palpable tiré de l’arithmétique.

Le gouvernement de Suède eut autrefois besoin d’argent ; le ministre emprunta et créa des rentes perpétuelles à cinq pour cent, comme avaient fait ses prédécesseurs. L’argent valait alors 25 livres idéales le marc ; ainsi le citoyen et l’étranger qui prêtèrent chacun 40 marcs durent recevoir, à cinq pour cent, chacun 2 marcs de rente, c’est-à-dire 50 livres idéales ; l’écu était alors à 2 livres chimériques et demie, qu’on nommait 50 sous chimériques. Ces 2 marcs réels composaient au rentier 20 écus de rente, qu’on appelait 50 livres.

Cependant les dépenses augmentèrent ; l’État s’obéra de plus en plus ; l’argent manqua. On conseilla au ministre de faire valoir le marc 50 livres au lieu de 25, et par conséquent de donner la dénomination de 5 livres à ce même écu qui n’en valait que 2 et demie. Par la vertu de cette parole, il payera, disait-on, toutes les rentes en idée, et il ne donnera réellement que la moitié de ce qu’il doit. On promulgue l’édit : l’écu en vaut deux tout d’un coup ; 50 sous numéraires sont changés en 100 sous numéraires. Le sot peuple, à qui on dit que son argent a doublé de valeur dans sa poche, se croit du double plus riche, et celui qui a prêté son argent a perdu en un moment et pour jamais la moitié de son bien. Mais qu’arrive-t-il de cette opération aussi injuste qu’absurde ? Le gouvernement ne reçoit plus que la moitié des impôts ; le cultivateur qui devait un écu ou 2 livres et demie idéales de taille ne donne plus que la moitié réelle d’un écu ; et le gouvernement, en frustrant ses créanciers, est bien plus frustré par ses débiteurs. Il n’a d'autre ressource que de doubler les impôts, et cette ressource est une ruine. Rien n’est plus sensible que cet exemple.

On voit mille autres abus non moins pernicieux dans plus d’un État. On n’y remédie pas ; on étaye comme on peut la maison prête à crouler, et on laisse le soin de la rebâtir à son successeur, qui n'en pourra venir à bout[1].

  1. Mon successeur, disait Louis XV en parlant de la situation de la France, s’en tirera comme il pourra. (B.)