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La philosophie corpusculaire ne peut donc rendre aucune raison des premiers principes des choses. Descartes, en paraissant s’expliquer en philosophe, prononçait donc l’assertion la moins philosophique quand il disait : « Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je vais faire un monde [1]. »

Il y a dans toutes les académies une chaire vacante pour les vérités inconnues, comme Athènes avait un autel pour les dieux ignorés.


CHAPITRE XXXIV.


IGNORANCES ÉTERNELLES.


La nature de nos sensations, de nos idées, de notre mémoire, ne nous est-elle pas plus inconnue encore ? Comment se peut-il faire qu’un animal sente ? Quel rapport y a-t-il entre la matière connue et le sentiment ?

Comment une idée se place-t-elle dans notre cerveau ? Peut-on avoir une sensation sans avoir l’idée, la conscience, le témoignage interne qu’on éprouve cette sensation ?

Comment cet animal, à qui j’ai coupé la tête, a-t-il encore des sensations, privé du cerveau d’où partent les nerfs qui sont l’origine de tout sentiment?

Pourquoi, vivant sans tête des semaines entières, sent-il encore les piqûres que je lui fais ? Pourquoi se réfugie-t-il dans son enveloppe à la moindre sensation désagréable que je lui cause ?

Qu’est-ce que la mémoire ? Et dans quel magasin retrouve-t-on quelquefois, sans le vouloir, une foule d’idées et de mots dont on n’avait plus aucun souvenir ?

Comment les animaux ont-ils en songe des sensations et des idées qu’ils n’avaient point eues en veillant ?

Par quel accord incompréhensible la volonté fait-elle obéir incontinent certains muscles, certains viscères, tandis qu’il y en a d’autres sur lesquels elle n’aura jamais le moindre empire ? Enfin pourquoi a-t-on l’existence? Pourquoi est-il quelque chose ?

Si, après ces réflexions, on ne sait pas douter, il faut qu’on soit bien fier.

  1. Qu’on y joigne l'attraction newtonienne, et c’est l’opinion du grand Herschell. (D.)