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LE PHILOSOPHE IGNORANT.




XXXV. — Contre Locke.

Je conviens, avec le sage Locke, qu’il n’y a point de notion innée, point de principe de pratique inné : c’est une vérité si constante qu’il est évident que les enfants auraient tous une notion claire de Dieu s’ils étaient nés avec cette idée, et que tous les hommes s’accorderaient dans cette même notion, accord que l’on n’a jamais vu. Il n’est pas moins évident que nous ne naissons point avec des principes développés de morale, puisqu’on ne voit pas comment une nation entière pourrait rejeter un principe de morale qui serait gravé dans le cœur de chaque individu de cette nation.

Je suppose que nous soyons tous nés avec le principe moral bien développé qu’il ne faut persécuter personne pour sa manière de penser : comment des peuples entiers auraient-ils été persécuteurs ? Je suppose que chaque homme porte en soi la loi évidente qui ordonne qu’on soit fidèle à son serment : comment tous ces hommes réunis en corps auront-ils statué qu’il ne faut pas garder sa parole à des hérétiques ? Je répète encore qu’au lieu de ces idées innées chimériques, Dieu nous a donné une raison qui se fortifie avec l’âge, et qui nous apprend à tous, quand nous sommes attentifs, sans passion, sans préjugé, qu’il y a un Dieu, et qu’il faut être juste ; mais je ne puis accorder à Locke les conséquences qu’il en tire. Il semble trop approcher du système de Hobbes, dont il est pourtant très-éloigné.

Voici ses paroles, au premier livre de l’Entendement humain : « Considérez une ville prise d’assaut, et voyez s’il paraît dans le cœur des soldats, animés au carnage et au butin, quelque égard pour la vertu, quelque principe de morale, quelques remords de toutes les injustices qu’ils commettent. » Non, ils n’ont point de remords ; et pourquoi ? c’est qu’ils croient agir justement. Aucun d’eux n’a supposé injuste la cause du prince pour lequel il va combattre : ils hasardent leur vie pour cette cause ; ils tiennent le marché qu’ils ont fait ; ils pouvaient être tués à l’assaut : donc ils croient être en droit de tuer ; ils pouvaient être dépouillés : donc ils pensent qu’ils peuvent dépouiller. Ajoutez qu’ils sont dans l’enivrement de la fureur, qui ne raisonne pas ; et, pour vous prouver qu’ils n’ont point rejeté l’idée du juste et de l’honnête, proposez à ces mêmes soldats beaucoup plus d’argent que le pillage de la ville ne peut leur en procurer, de plus belles filles que celles qu’ils ont violées, pourvu seulement qu’au lieu d’égor-