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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


de vérité et de fausseté, de convenance et de disconvenance. Les limites du juste et de l’injuste sont très-difficiles à poser ; comme l’état mitoyen entre la santé et la maladie, entre ce qui est convenance et la disconvenance des choses, entre le faux et le vrai, est difficile à marquer. Ce sont des nuances qui se mêlent, mais les couleurs tranchantes frappent tous les yeux. Par exemple, tous les hommes avouent qu’on doit rendre ce qu’on nous a prêté : mais si je sais certainement que celui à qui je dois deux millions s’en servira pour asservir ma patrie, dois-je lui rendre cette arme funeste ? Voilà où les sentiments se partagent ; mais en général je dois observer mon serment quand il n’en résulte aucun mal : c’est de quoi personne n’a jamais douté[1].


XXXIII. — Consentement universel est-il preuve de vérité ?

On peut m’objecter que le consentement des hommes de tous les temps et de tous les pays n’est pas une preuve de la vérité. Tous les peuples ont cru à la magie, aux sortilèges, aux démoniaques, aux apparitions, aux influences des astres, à cent autres sottises pareilles : ne pourrait-il pas en être ainsi du juste et de l’injuste ?

Il me semble que non. Premièrement, il est faux que tous les hommes aient cru à ces chimères. Elles étaient, à la vérité, l’aliment de l’imbécillité du vulgaire, et il y a le vulgaire des grands et le vulgaire du peuple ; mais une multitude de sages s’en est toujours moquée : ce grand nombre de sages, au contraire, a toujours admis le juste et l’injuste, tout autant, et même encore plus que le peuple.

La croyance aux sorciers, aux démoniaques, etc., est bien

  1. L’idée de la justice, du droit, se forme nécessairement de la même manière dans tous les êtres sensibles, capables des combinaisons nécessaires pour acquérir ces idées. Elles seront donc uniformes. Ensuite il peut arriver que certains êtres raisonnent mal d’après ces idées, les altèrent en y mêlant des idées accessoires, etc., comme ces mêmes êtres peuvent se tromper sur d’autres objets ; mais puisque tout être raisonnant juste sera conduit aux mêmes idées en morale comme en géométrie, il n’en est pas moins vrai que ces idées ne sont point arbitraires, mais certaines et invariables. Elles sont en effet la suite nécessaire des propriétés des êtres sensibles et capables de raisonner ; elles dérivent de leur nature, en sorte qu’il suffit de supposer l’existence de ces êtres pour que les propositions fondées sur ces notions soient vraies, comme il suffit de supposer l’existence d’un cercle pour établir la vérité des propositions qui en développent les différentes propriétés. Ainsi la réalité des propositions morales, leur vérité, relativement à l’état des êtres réels, des hommes, dépend uniquement de cette vérité de fait : Les hommes sont des êtres sensibles et intelligents. (K.)