Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/88

Cette page a été validée par deux contributeurs.
78
LE PHILOSOPHE IGNORANT.




XXX. — Qu’ai-je appris jusqu’à présent ?

J’ai donc compté avec Locke et avec moi-même, et je me suis trouvé possesseur de quatre ou cinq vérités, dégagé d’une centaine d’erreurs, et chargé d’une immense quantité de doutes. Je me suis dit ensuite à moi-même : Ce peu de vérités que j’ai acquises par ma raison sera entre mes mains un bien stérile, si je n’y puis trouver quelque principe de morale. Il est beau à un aussi chétif animal que l’homme de s’être élevé à la connaissance du maître de la nature ; mais cela ne me servira pas plus que la science de l’algèbre, si je n’en tire quelque règle pour la conduite de ma vie.


XXXI. — Y a-t-il une morale ?

Plus j’ai vu des hommes différents par le climat, les mœurs, le langage, les lois, le culte, et par la mesure de leur intelligence, et plus j’ai remarqué qu’ils ont tous le même fond de morale ; ils ont tous une notion grossière du juste et de l’injuste, sans savoir un mot de théologie ; ils ont tous acquis cette même notion dans l’âge où la raison se déploie, comme ils ont tous acquis naturellement l’art de soulever des fardeaux avec des bâtons, et de passer un ruisseau sur un morceau de bois, sans avoir appris les mathématiques.

Il m’a donc paru que cette idée du juste et de l’injuste leur était nécessaire, puisque tous s’accordaient en ce point dès qu’ils pouvaient agir et raisonner. L’intelligence suprême qui nous a formés a donc voulu qu’il y eût de la justice sur la terre, pour que nous puissions y vivre un certain temps. Il me semble que n’ayant ni instinct pour nous nourrir comme les animaux, ni armes naturelles comme eux, et végétant plusieurs années dans l’imbécillité d’une enfance exposée à tous les dangers, le peu qui serait resté d’hommes échappés aux dents des bêtes féroces, à la faim, à la misère, se seraient occupés à se disputer quelque nourriture et quelques peaux de bêtes, et qu’ils se seraient bientôt détruits comme les enfants du dragon de Cadmus, sitôt qu’ils auraient pu se servir de quelque arme. Du moins il n’y aurait eu aucune société, si les hommes n’avaient conçu l’idée de quelque justice, qui est le lien de toute société.

Comment l’Égyptien qui élevait des pyramides et des obélisques, et le Scythe errant qui ne connaissait pas même les cabanes, auraient-ils eu les mêmes notions fondamentales du juste