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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


Cette substance n’en peut créer une autre : car, puisqu’elle remplit tout, où mettre une substance nouvelle, et comment créer quelque chose du néant ? comment créer l’étendue sans la placer dans l’étendue même, laquelle existe nécessairement ?

Il y a dans le monde la pensée et la matière ; la substance nécessaire que nous appelons Dieu est donc la pensée et la matière. Toute pensée et toute matière est donc comprise dans l’immensité de Dieu : il ne peut y avoir rien hors de lui ; il ne peut agir que dans lui ; il comprend tout, il est tout.

Ainsi tout ce que nous appelons substances différentes n’est en effet que l’universalité des différents attributs de l’Être suprême, qui pense dans le cerveau des hommes, éclaire dans la lumière, se meut sur les vents, éclate dans le tonnerre, parcourt l’espace dans tous les astres, et vit dans toute la nature.

Il n’est point, comme un vil roi de la terre, confiné dans son palais, séparé de ses sujets ; il est intimement uni à eux ; ils sont des parties nécessaires de lui-même ; s’il en était distingué, il ne serait plus l’être nécessaire, il ne serait plus universel, il ne remplirait point tous les lieux, il serait un être à part comme un autre.

Quoique toutes les modalités changeantes dans l’univers soient l’effet de ses attributs, cependant, selon Spinosa, il n’a point de parties ; car, dit-il, l’infini n’en a point de proprement dites ; s’il en avait, on pourrait en ajouter d’autres, et alors il ne serait plus infini. Enfin Spinosa prononce qu’il faut aimer ce Dieu nécessaire, infini, éternel ; et voici ses propres paroles[1], page 45 de l’édition de 1731 :

« À l’égard de l’amour de Dieu, loin que cette idée le puisse affaiblir, j’estime qu’aucune autre n’est plus propre à l’augmenter, puisqu’elle me fait connaître que Dieu est intime à mon être, qu’il me donne l’existence et toutes mes propriétés, mais qu’il me les donne libéralement, sans reproche, sans intérêt, sans m’assujettir à autre chose qu’à ma propre nature. Elle bannit la crainte, l’inquiétude, la défiance, et tous les défauts d’un amour vulgaire ou intéressé. Elle me fait sentir que c’est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d’autant mieux que je le connais et que je l’aime. »

Ces idées séduisirent beaucoup de lecteurs ; il y en eut même qui, ayant d’abord écrit contre lui, se rangèrent à son opinion.

On reprocha au savant Bayle d’avoir attaqué durement Spi-

  1. Voyez, tome XVIII, la note 3 de la page 365.