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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


lui qu’un assemblage de choses. Je vois une couleur, j’ai l’idée de couleur ; mais cette couleur est étendue. Je prononce les noms abstraits de couleur en général, de vice, de vertu, de vérité en général ; mais c’est que j’ai eu connaissance de choses colorées, de choses qui m’ont paru vertueuses ou vicieuses, vraies ou fausses : j’exprime tout cela par un mot, mais je n’ai point de connaissance claire de la simplicité ; je ne sais pas plus ce que c’est que je ne sais ce que c’est qu’un infini en nombres actuellement existant.

Déjà convaincu que, ne connaissant pas ce que je suis, je ne puis connaître ce qu’est mon auteur, mon ignorance m’accable à chaque instant, et je me console en réfléchissant sans cesse qu’il n’importe pas que je sache si mon maître est ou non dans l’étendue, pourvu que je ne fasse rien contre la conscience qu’il m’a donnée. De tous les systèmes que les hommes ont inventés sur la Divinité, quel sera donc celui que j’embrasserai ? Aucun, sinon celui de l’adorer.


XXIV. — Spinosa.

Après m’être plongé avec Thalès dans l’eau dont il faisait son premier principe, après m’être roussi auprès du feu d’Empédocle, après avoir couru dans le vide en ligne droite avec les atomes d’Épicure, supputé des nombres avec Pythagore, et avoir entendu sa musique ; après avoir rendu mes devoirs aux androgynes de Platon, et ayant passé par toutes les régions de la métaphysique et de la folie, j’ai voulu enfin connaître le système de Spinosa.

Il n’est pas absolument nouveau ; il est imité de quelques anciens philosophes grecs, et même de quelques Juifs ; mais Spinosa a fait ce qu’aucun philosophe grec, encore moins aucun Juif, n’a fait : il a employé une méthode géométrique imposante pour se rendre un compte net de ses idées. Voyons s’il ne s’est pas égaré méthodiquement avec le fil qui le conduit.

Il établit d’abord une vérité incontestable et lumineuse : Il y a quelque chose, donc il existe éternellement un être nécessaire. Ce principe est si vrai que le profond Samuel Clarke s’en est servi pour prouver l’existence de Dieu.

Cet être doit se trouver partout où est l’existence, car qui le bornerait ?

Cet être nécessaire est donc tout ce qui existe : il n’y a donc réellement qu’une seule substance dans l’univers.