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LE PHILOSOPHE IGNORANT.




XXIII. — Un seul artisan suprême.

Une grande partie des hommes, voyant le mal physique et le mal moral répandus sur ce globe, imagina deux êtres puissants, dont l’un produisait tout le bien, et l’autre tout le mal. S’ils existaient, ils seraient nécessaires ; ils seraient éternels, indépendants, ils occuperaient tout l’espace ; ils existeraient donc dans le même lieu ; ils se pénétreraient donc l’un l’autre : cela est absurde. L’idée de ces deux puissances ennemies ne peut tirer son origine que des exemples qui nous frappent sur la terre ; nous y voyons des hommes doux et des hommes féroces, des animaux utiles et des animaux nuisibles, de bons maîtres et des tyrans. On imagina ainsi deux pouvoirs contraires qui présidaient à la nature ; ce n’est qu’un roman asiatique. Il y a dans toute la nature une unité de dessein manifeste ; les lois du mouvement et de la pesanteur sont invariables ; il est impossible que deux artisans suprêmes, entièrement contraires l’un à l’autre, aient suivi les mêmes lois. Cela seul, à mon avis, renverse le système manichéen, et l’on n’a pas besoin de gros volumes pour le combattre.

Il est donc une puissance unique, éternelle, à qui tout est lié, de qui tout dépend, mais dont la nature m’est incompréhensible. Saint Thomas nous dit que « Dieu est un pur acte, une forme, qui n’a ni genre, ni prédicat ; qu’il est la nature et le suppôt, qu’il existe essentiellement, participativement, et nuncupativement ». Lorsque les dominicains furent les maîtres de l’inquisition, ils auraient fait brûler un homme qui aurait nié ces belles choses ; je ne les aurais pas niées, mais je ne les aurais pas entendues.

On me dit que Dieu est simple ; j’avoue humblement que je n’entends pas la valeur de ce mot davantage. Il est vrai que je ne lui attribuerai pas des parties grossières que je puisse séparer ; mais je ne puis concevoir que le principe et le maître de tout ce qui est dans l’étendue ne soit pas dans l’étendue. La simplicité, rigoureusement parlant, me paraît trop semblable au non-être. L’extrême faiblesse de mon intelligence n’a point d’instrument assez fin pour saisir cette simplicité. Le point mathématique est simple, me dira-t-on ; mais le point mathématique n’existe pas réellement.

On dit encore qu’une idée est simple, mais je n’entends pas cela davantage. Je vois un cheval, j’en ai l’idée, mais je n’ai vu en