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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


il y a aussi des Hercules en fait de pensées, mais au fond cette supériorité est fort peu de chose. L’un soulèvera dix fois plus de matière que moi ; l’autre pourra faire de tête, et sans papier, une division de quinze chiffres, tandis que je ne pourrai en diviser que trois ou quatre avec une extrême peine : c’est à quoi se réduira cette force tant vantée ; mais elle trouvera bien vite sa borne ; et c’est pourquoi, dans les jeux de combinaison, nul homme, après s’y être formé par toute son application et par un long usage, ne parvient jamais, quelque effort qu’il fasse, au delà du degré qu’il a pu atteindre ; il a frappé à la borne de son intelligence. Il faut même absolument que cela soit ainsi, sans quoi nous irions, de degré en degré, jusqu’à l’infini.


X. — Découvertes impossibles.

Dans ce cercle étroit où nous sommes renfermés, voyons donc ce que nous sommes condamnés à ignorer, et ce que nous pouvons un peu connaître. Nous avons déjà vu[1] qu’aucun premier ressort, aucun premier principe ne peut être saisi par nous.

Pourquoi mon bras obéit-il à ma volonté ? Nous sommes si accoutumés à ce phénomène incompréhensible que très-peu y font attention ; et quand nous voulons rechercher la cause d’un effet si commun, nous trouvons qu’il y a réellement l’infini entre notre volonté et l’obéissance de notre membre, c’est-à-dire qu’il n’y a nulle proportion de l’une à l’autre, nulle raison, nulle apparence de cause ; et nous sentons que nous y penserions une éternité sans pouvoir imaginer la moindre lueur de vraisemblance.


XI. — Désespoir fondé.

Ainsi arrêtés dès le premier pas, et nous repliant vainement sur nous-mêmes, nous sommes effrayés de nous chercher toujours, et de ne nous trouver jamais. Nul de nos sens n’est explicable.

Nous savons bien à peu près, avec le secours des triangles, qu’il y a environ trente millions de nos grandes lieues géométriques de la terre au soleil ; mais qu’est-ce que le soleil ? et pourquoi tourne-t-il sur son axe ? et pourquoi en un sens plutôt qu’en un autre ? et pourquoi Saturne et nous tournons-nous autour de cet astre plutôt d’occident en orient que d’orient en occident ? Non-seulement nous ne satisferons jamais à cette question, mais

  1. Question II, page 48.