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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


nement si nous ne parvenons que par l’expérience, et par une suite de tâtonnements et de longues réflexions, à nous donner quelques idées faibles et légères du corps, de l’espace, du temps, de l’infini, de Dieu même, ce n’est pas la peine que l’Auteur de la nature mette ces idées dans la cervelle de tous les fœtus, afin qu’il n’y ait ensuite qu’un très-petit nombre d’hommes qui en fassent usage.

Nous sommes tous, sur les objets de notre science, comme les amants ignorants Daphnis et Chloé, dont Longus nous a dépeint les amours et les vaines tentatives. Il leur fallut beaucoup de temps pour deviner comment ils pouvaient satisfaire leurs désirs, parce que l’expérience leur manquait. La même chose arriva à l’empereur Léopold[1] et au fils de Louis XIV ; il fallut les instruire. S’ils avaient eu des idées innées, il est à croire que la nature ne leur eût pas refusé la principale et la seule nécessaire à la conservation de l’espèce humaine.


VIII. — Substance

Ne pouvant avoir aucune notion que par expérience, il est impossible que nous puissions jamais savoir ce que c’est que la matière. Nous touchons, nous voyons les propriétés de cette substance ; mais ce mot même substance, ce qui est dessous, nous avertit assez que ce dessous nous sera inconnu à jamais : quelque chose que nous découvrions de ses apparences, il restera toujours ce dessous à découvrir. Par la même raison, nous ne saurons jamais par nous-mêmes ce que c’est qu’esprit. C’est un mot qui originairement signifie souffle, et dont nous nous sommes servis pour tâcher d’exprimer vaguement et grossièrement ce qui nous donne des pensées. Mais quand même, par un prodige qui n’est pas à supposer, nous aurions quelque légère idée de la substance de cet esprit, nous ne serions pas plus avancés ; nous ne pourrions jamais deviner comment cette substance reçoit des sentiments et des pensées. Nous savons bien que nous avons un peu d’intelligence, mais comment l’avons-nous ? C’est le secret de la nature, elle ne l’a dit à nul mortel.


IX. — Bornes étroites.

Notre intelligence est très-bornée, ainsi que la force de notre corps. Il y a des hommes beaucoup plus robustes que les autres ;

  1. Léopold Ier, né en 1640, mort en 1705 ; élu empereur en 1658.