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CHAPITRE II.


mille hommes : tout cela paraît assurément le comble de l’extravagance ; et quelqu’un a dit que l’Orlando furioso et Don Quichotte sont des livres de géométrie en comparaison des livres hébreux. S’il y avait seulement quelques actions honnêtes et naturelles dans la fable de Moïse, on pourrait croire à toute force que ce personnage a existé.

On a le front de nous dire que la fête de Pâques chez les Juifs est une preuve du passage de la mer Rouge. On remerciait le Dieu des Juifs, à cette fête, de la bonté avec laquelle il avait égorgé tous les premiers nés d’Égypte : donc, dit-on, rien n’était plus vrai que cette sainte et divine boucherie.

Conçoit-on bien, dit le déclamateur et le mauvais raisonneur Abbadie, que « Moïse ait pu instituer des mémoriaux sensibles d’un événement reconnu pour faux par plus de six cent mille témoins » ? Pauvre homme ! tu devais dire par plus de deux millions de témoins, car six cent trente mille combattants, fugitifs ou non, supposent assurément plus de deux millions de personnes. Tu dis donc que Moïse lut son Pentateuque à ces deux ou trois millions de Juifs ! Tu crois donc que ces deux ou trois millions d’hommes auraient écrit contre Moïse, s’ils avaient découvert quelque erreur dans son Pentateuque, et qu’ils eussent fait insérer leurs remarques dans les journaux du pays ! Il ne te manque plus que de dire que ces trois millions d’hommes ont signé comme témoins, et que tu as vu leur signature.

Tu crois donc que les temples et les rites institués en l’honneur de Bacchus, d’Hercule, et de Persée, prouvent évidemment que Persée, Hercule, et Bacchus, étaient fils de Jupiter, et que, chez les Romains, le temple de Castor et de Pollux était une démonstration que Castor et Pollux avaient combattu pour les Romains ! C’est ainsi qu’on suppose toujours ce qui est en question ; et les trafiquants en controverse débitent sur la cause la plus importante au genre humain des arguments que lady Blackacre[1] n’oserait pas hasarder dans la salle de common plays. C’est là ce que des fous ont écrit, ce que des imbéciles commentent, ce que des fripons enseignent, ce qu’on fait apprendre par cœur aux petits enfants ; et on appelle blasphémateur le sage qui s’indigne et qui s’irrite des plus abominables inepties qui aient jamais déshonoré la nature humaine !

  1. Lady Blackacre est un personnage extrêmement plaisant dans la comédie du Plain dealer. (Note de Voltaire, 1767.) — Le Plain dealer est une comédie de Wicherley. Voltaire en a tiré le sujet de la Prude ; voyez tome III du Théâtre.