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SUR BÉLISAIRE.

Le cordelier, plein d’une sainte horreur,
Baise à genoux l’ergot de son seigneur ;
Puis d’un air morne il jette au loin la vue
Sur cette vaste et brûlante étendue,
Séjour de feu qu’habitent pour jamais
L’affreuse Mort, les Tourments, les Forfaits ;
Trône éternel où sied l’esprit immonde,
Abîme immense où s’engloutit le monde ;
Sépulcre où gît la docte antiquité,
Esprit, amour, savoir, grâce, beauté.
Et cette foule immortelle, innombrable,
D’enfants du ciel créés tous pour le diable.
Tu sais, lecteur, qu’en ces feux dévorants
Les meilleurs rois sont avec les tyrans.
Nous y plaçons Antonin, Marc-Aurèle,
Ce bon Trajan, des princes le modèle ;
Ce doux Titus, l’amour de l’univers ;
Les deux Catons, ces fléaux des pervers ;
Ce Scipion, maître de son courage,
Lui qui vainquit et l’amour et Carthage.
Vous y grillez, sage et docte Platon,
Divin Homère, éloquent Cicéron ;
Et vous, Socrate, enfant de la sagesse,
Martyr de Dieu dans la profane Grèce ;
Juste Aristide, et vertueux Solon :
Tous malheureux morts sans confession. »

(Pucelle, chant V, vers 61 et suiv.)

Tamponet écoutait ce passage avec des larmes de joie. « Cher frère Triboulet, dans quel Père de l’Église as-tu trouvé cette brave décision ? — Cela est de l’abbé Trithême, répondit Triboulet ; et pour vous le prouver a posteriori, d’une manière invincible, voici la déclaration expresse du modeste traducteur, au chapitre xvi de sa Moelle théologique :

Cette prière est de l’abbé Trithême,
Non pas de moi : car mon œil effronté
Ne peut percer jusqu’à la cour suprême ;
Je n’aurais pas tant de témérité[1]. »

Frère Bonhomme prit le livre pour se convaincre par ses propres yeux, et ayant lu quelques pages avec beaucoup d’édification : « Ah ! ah ! dit-il au jacobin, vous ne vous vantiez pas de tout. C’est un cordelier en enfer qui parle ; mais vous avez oublié

  1. Pucelle, chant XVI, 11-14.