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CHAPITRE IX.

damna de si loin pour sa religion, puisqu’il laissait en paix Corneille, qui vivait sous ses yeux.

Tant de causes secrètes se mêlent souvent à la cause apparente, tant de ressorts inconnus servent à persécuter un homme, qu’il est impossible de démêler dans les siècles postérieurs la source cachée des malheurs des hommes les plus considérables, à plus forte raison celle du supplice d’un particulier qui ne pouvait être connu que par ceux de son parti.

Remarquez que saint Grégoire Thaumaturge et saint Denis, évêque d’Alexandrie, qui ne furent point suppliciés, vivaient dans le temps de saint Cyprien. Pourquoi, étant aussi connus pour le moins que cet évêque de Carthage, demeurèrent-ils paisibles ? Et pourquoi, saint Cyprien fut-il livré au supplice ? N’y a-t-il pas quelque apparence que l’un succomba sous des ennemis personnels et puissants, sous la calomnie, sous le prétexte de la raison d’État, qui se joint si souvent à la religion, et que les autres eurent le bonheur d’échapper à la méchanceté des hommes ?

Il n’est guère possible que la seule accusation de christianisme ait fait périr saint Ignace sous le clément et juste Trajan, puisqu’on permit aux chrétiens de l’accompagner et de le consoler, quand on le conduisit à Rome[1]. Il y avait eu souvent des sédi-


  1. On ne révoque point en doute la mort de saint Ignace ; mais qu’on lise la relation de son martyre, un homme de bon sens ne sentira-t-il pas quelques doutes s’élever dans son esprit ? L’auteur inconnu de cette relation dit que « Trajan crut qu’il manquerait quelque chose à sa gloire s’il ne soumettait à son empire le dieu des chrétiens ». Quelle idée ! Trajan était-il un homme qui voulût triompher des dieux ? Lorsque Ignace parut devant l’empereur, ce prince lui dit : « Qui es-tu, esprit impur ? » Il n’est guère vraisemblable qu’un empereur ait parlé à un prisonnier, et qu’il l’ait condamné lui-même ; ce n’est pas ainsi que les souverains en usent. Si Trajan fit venir Ignace devant lui il ne lui demanda pas : Qui es-tu ? il le savait bien. Ce mot esprit impur a-t-il pu être prononcé par un homme comme Trajan ? Ne voit-on pas que c’est une expression d’exorciste, qu’un chrétien met dans la bouche d’un empereur ? Est-ce là, bon Dieu ! le style de Trajan ?

    Peut-on imaginer qu’Ignace lui ait répondu qu’il se nommait Théophore, parce qu’il portait Jésus dans son cœur, et que Trajan eût disserté avec lui sur Jésus-Christ ? On fait dire à Trajan, à la fin de la conversation : « Nous ordonnons qu’Ignace, qui se glorifie de porter en lui le crucifié, sera mis aux fers, etc. » Un sophiste ennemi des chrétiens pouvait appeler Jésus-Christ le crucifié ; mais il n’est guère probable que, dans un arrêt, on se fût servi de ce terme. Le supplice de la croix était si usité chez les Romains qu’on ne pouvait, dans le style des lois, désigner par le crucifié l’objet du culte des chrétiens ; et ce n’est pas ainsi que les lois et les empereurs prononcent leurs jugements.

    On fait ensuite écrire une longue lettre par saint Ignace aux chrétiens de Rome : « Je vous écris, dit-il, tout enchaîné que je suis. » Certainement, s’il lui fut permis d’écrire aux chrétiens de Rome, ces chrétiens n’étaient donc pas re-