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RELATION DE LA MORT

vous aurez besoin de force autant que moi pour soutenir le spectacle que je vais donner[1]. »

Le spectacle en effet était terrible : on avait envoyé de Paris cinq bourreaux pour cette exécution. Je ne puis dire en effet si on lui coupa la langue et la main[2]. Tout ce que je sais par les lettres d’Abbeville, c’est qu’il monta sur l’échafaud avec un courage tranquille, sans plainte, sans colère, et sans ostentation : tout ce qu’il dit au religieux qui l’assistait se réduit à ces paroles : « Je ne croyais pas qu’on pût faire mourir un gentilhomme pour si peu de chose. »

Il serait devenu certainement un excellent officier : il étudiait la guerre par principes ; il avait fait des remarques sur quelques ouvrages du roi de Prusse et du maréchal de Saxe, les deux plus grands généraux de l’Europe.

Lorsque la nouvelle de sa mort fut reçue à Paris, le nonce dit publiquement qu’il n’aurait point été traité ainsi à Rome, et que s’il avait avoué ses fautes à l’Inquisition d’Espagne ou de Portugal, il n’eût été condamné qu’à une pénitence de quelques années[3].

Je laisse, monsieur[4], à votre humanité et à votre sagesse le

  1. Prenons du café, dit le chevalier de La Barre après le dîner le plus paisible, quelques heures avant son exécution, il ne m’empêchera pas de dormir. Voyez lettre à d’Alembert, 16 juillet 1766.
  2. L’arrêt du parlement portait seulement qu’on lui couperait la langue, c’est-à-dire qu’on la percerait avec un fer rouge. Le chevalier de La Barre s’y étant refusé, les bourreaux ne furent pas assez impitoyables pour le vouloir exécuter à la lettre ; ils en simulèrent l’action.
  3. Les parents, les amis du chevalier de La Barre s’étaient intéressés à lui. On raconte même que le parlement avait différé de six jours à signer son arrêt, espérant que le condamné aurait sa grâce ; mais Louis XV fut inflexible. Ce monarque, disait-on dans le temps, répondit que lorsqu’il avait paru souhaiter que son parlement cessât de faire le procès à Damiens, ce parlement lui avait fait des remontrances ; et qu’à plus forte raison le coupable de lèse-majesté divine ne devait pas être traité plus favorablement que le coupable de lèse-majesté humaine. (B.)
  4. Lorsque cette lettre faisait partie des Questions sur l’Encyclopédie, elle se terminait ainsi :

    « Je vous prie, monsieur, de vouloir bien me communiquer vos pensées sur cet événement.

    « Chaque siècle voit de ces catastrophes qui effrayent la nature ; les circonstances ne sont jamais les mêmes : ce qui eût été regardé avec indulgence il y a quarante ans peut attirer une mort affreuse quarante ans après. Le cardinal de Retz prend séance au parlement de Paris avec un poignard qui déborde quatre doigts hors de sa soutane, et cela ne produit qu’un bon mot. Des frondeurs jettent par terre le saint sacrement qu’on portait à un malade, domestique du cardinal Mazarin, et chassent les prêtres à coups de plat d’épée ; et on n’y prend pas garde. Ce même Mazarin, ce premier ministre revêtu du sacerdoce, honoré