Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/522

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
512
RELATION DE LA MORT

jeune homme, des paroles emportées dont il ne reste pas le moindre vestige, étaient un crime d’État, une conspiration. Cette étonnante sentence fut rendue le 28 février de cette année 1766.

La jurisprudence de France est dans un si grand chaos, et conséquemment l’ignorance des juges est si grande, que ceux qui portèrent cette sentence se fondèrent sur une déclaration de Louis XIV, émanée en 1682, à l’occasion des prétendus sortiléges et des empoisonnements réels commis par la Voisin, la Vigoureux, et les deux prêtres nommés Vigoureux et Le Sage. Cette ordonnance de 1682 prescrit à la vérité la peine de mort pour le sacrilége joint à la superstition ; mais il n’est question, dans cette loi, que de magie et de sortilége, c’est-à-dire de ceux qui, en abusant de la crédulité du peuple et en se disant magiciens, sont à la fois profanateurs et empoisonneurs : voilà la lettre et l’esprit de la loi ; il s’agit, dans cette loi, de faits criminels pernicieux à la société, et non pas de vaines paroles, d’imprudences, de légèretés, de sottises commises sans aucun dessein prémédité, sans aucun complot, sans même aucun scandale public.

Les juges de la ville d’Abbeville péchaient donc visiblement contre la loi autant que contre l’humanité, en condamnant à des supplices aussi épouvantables que recherchés un gentilhomme et un fils d’une très-honnête famille, tous deux dans un âge où l’on ne pouvait regarder leur étourderie que comme un égarement qu’une année de prison aurait corrigé. Il y avait même si peu de corps de délit que les juges, dans leur sentence, se servent de ces termes vagues et ridicules employés par le petit peuple : « pour avoir chanté des chansons abominables et exécrables contre la vierge Marie, les saints et saintes ». Remarquez, monsieur, qu’ils n’avaient chanté ces « chansons abominables et exécrables contre les saints et saintes » que devant un seul témoin, qu’ils pouvaient récuser légalement. Ces épithètes sont-elles de la dignité de la magistrature ? Une ancienne chanson de table n’est, après tout, qu’une chanson. C’est le sang humain légèrement répandu, c’est la torture, c’est le supplice de la langue arrachée, de la main coupée, du corps jeté dans les flammes, qui est abominable et exécrable.

La sénéchaussée d’Abbeville ressortit au parlement de Paris. Le chevalier de La Barre y fut transféré, son procès y fut instruit. Dix[1] des plus célèbres avocats de Paris signèrent une consultation par laquelle ils démontrèrent l’illégalité des procédures, et

  1. Il n’y en avait que huit : Voltaire les nomme dans le Cri du sang innocent.