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RELATION DE LA MORT

au mois de juillet 1765. Il chercha dès ce moment à faire regarder cet oubli momentané des bienséances comme une insulte préméditée faite à la religion. Tandis qu’il ourdissait secrètement cette trame, il arriva malheureusement que, le 9 août de la même année, on s’aperçut que le crucifix de bois posé sur le pont neuf d’Abbeville était endommagé, et l’on soupçonna que des soldats ivres avaient commis cette insolence impie.

Je ne puis m’empêcher, monsieur, de remarquer ici qu’il est peut-être indécent et dangereux d’exposer sur un pont ce qui doit être révéré dans un temple catholique ; les voitures publiques peuvent aisément le briser ou le renverser par terre. Des ivrognes peuvent l’insulter au sortir d’un cabaret, sans savoir même quel excès ils commettent. Il faut remarquer encore que ces ouvrages grossiers, ces crucifix de grand chemin, ces images de la vierge Marie, ces enfants Jésus qu’on voit dans des niches de plâtre au coin des rues de plusieurs villes, ne sont pas un objet d’adoration tels qu’ils le sont dans nos églises : cela est si vrai qu’il est permis de passer devant ces images sans les saluer. Ce sont des monuments d’une piété mal éclairée ; et, au jugement de tous les hommes sensés, ce qui est saint ne doit être que dans le lieu saint.

Malheureusement l’évêque d’Amiens, étant aussi évêque d’Abbeville, donna à cette aventure une célébrité et une importance qu’elle ne méritait pas[1]. Il fit lancer des monitoires ; il vint faire une procession solennelle auprès de ce crucifix, et on ne parla dans Abbeville que de sacriléges pendant une année entière, On disait qu’il se formait une nouvelle secte qui brisait tous les crucifix, qui jetait par terre toutes les hosties et les perçait à coups de couteau. On assurait qu’elles avaient répandu beaucoup de sang. Il y eut des femmes qui crurent en avoir été témoins. On renouvela tous les contes calomnieux répandus contre les juifs dans tant de villes de l’Europe. Vous connaissez, monsieur, à quel excès la populace porte la crédulité et le fanatisme, toujours encouragé par les moines.

Le[2] sieur Belleval, voyant les esprits échauffés, confondit malicieusement ensemble l’aventure du crucifix et celle de la pro-

  1. C’était Louis-François-Gabriel de La Motte, évêque d’Amiens. Dans l’amende honorable qu’il vint faire à Abbeville, le 12 septembre 1765, pendant que le juge instruisait encore l’affaire, ce prélat avait déjà prononcé sur le sort des prévenus, en disant qu’ils s’étaient rendus dignes des derniers supplices en ce monde. (B.)
  2. Dans l’édition de 1775, on lit : « Saucourt voyant, etc. »