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SOPHRONIME ET ADÉLOS.


Je pourrais me dire que dans votre système, qui fait Dieu si grand et l’homme si petit, l’Être éternel sera regardé par quelques esprits comme un fabricateur qui a fait nécessairement des ouvrages nécessairement sujets à la destruction ; il ne sera plus aux yeux de bien des philosophes qu’une force secrète répandue dans la nature ; nous retomberons peut-être dans le matérialisme de Straton en voulant l’éviter.

Sophronime.

J’ai craint longtemps, comme vous, ces conséquences dangereuses, et c’est ce qui m’a empêché d’enseigner mes principes ouvertement dans mes écoles ; mais je crois qu’on peut aisément se tirer de ce labyrinthe. Je ne dis pas cela pour le vain plaisir de disputer et pour n’être pas vaincu en paroles. Je ne suis pas comme ce rhéteur[1] d’une secte nouvelle, qui avoue dans un de ses écrits que, s’il répond à une difficulté métaphysique insoluble, « ce n’est pas qu’il ait rien de solide à dire, mais c’est qu’il faut bien dire quelque chose ».

J’ose donc dire d’abord qu’il ne faut pas accuser Dieu d’injustice parce que les enfers des Égyptiens, d’Orphée, et d’Homère, n’existent pas, et que les trois gueules de Cerbère, les trois Furies, les trois Parques, les mauvais démons, la roue d’Ixion, le vautour de Prométhée, sont des chimères absurdes. Les charlatans sacrés qui inventèrent ces horribles fadaises pour se faire craindre, et qui ne soutinrent leur religion que par des bourreaux, sont aujourd’hui regardés par les sages comme la lie du genre humain ; ils sont aussi méprisés que leurs fables.

Il y a certes une punition plus vraie, plus inévitable dans ce monde pour les scélérats. Et quelle est-elle ? c’est le remords, qui ne manque jamais, et la vengeance humaine, laquelle manque rarement. J’ai connu des hommes bien méchants, bien atroces : je n’en ai jamais vu un seul heureux.

Je ne ferai pas ici la longue énumération de leurs peines, de leurs horribles ressouvenirs, de leurs terreurs continuelles, de la défiance où ils étaient de leurs domestiques, de leurs femmes, de leurs enfants. Cicéron avait bien raison de dire : Ce sont là les vrais Cerbères, les vraies Furies, leurs fouets et leurs flambeaux.

Si le crime est ainsi puni, la vertu est récompensée, non par des champs élysées où le corps se promène insipidement quand il n’est plus ; mais pendant sa vie, par le sentiment intérieur d’avoir

  1. Saint Augustin ; voyez tome XVIII, page 466.