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LES ANCIENS

m. le duc.

Madame, c’est que j’ai été mieux élevé ; mais pour ma science, elle est très-commune : les jeunes gens, en sortant des écoles, en savent plus que tous vos philosophes de l’antiquité. C’est dommage seulement que nous ayons, dans notre Europe, substitué une demi-douzaine de jargons très-imparfaits à la belle langue latine dont votre père fit un si admirable usage ; mais avec des instruments grossiers nous n’avons pas laissé de faire de très bons ouvrages, même dans les belles-lettres.

tullia.

Il faut que les nations qui ont succédé à l’empire romain aient toujours vécu dans une paix profonde, et qu’il y ait eu une suite continue de grands hommes depuis mon père jusqu’à vous, pour qu’on ait pu inventer tant d’arts nouveaux, et que l’on soit parvenu à connaître si bien le ciel et la terre ?

m. le duc.

Point du tout, madame ; nous sommes des barbares qui sommes venus presque tous de la Scythie détruire votre empire, et les arts, et les sciences. Nous avons vécu sept à huit cents ans comme des sauvages ; et, pour comble de barbarie, nous avons été inondés d’une espèce d’hommes, nommés les moines, qui ont abruti, dans l’Europe, le genre humain, que vous aviez éclairé et subjugué. Ce qui vous étonnera, c’est que, dans les derniers siècles de cette barbarie, c’est parmi ces moines mêmes, parmi ces ennemis de la raison, que la nature a suscité des hommes utiles. Les uns ont inventé l’art de secourir la vue affaiblie par l’âge[1] ; les autres ont pétri du salpêtre avec du charbon[2], et cela nous a valu des instruments de guerre avec lesquels nous aurions exterminé les Scipions, Alexandre, et César, et la phalange macédonienne, et toutes vos légions : ce n’est pas que nous soyons plus grands capitaines que les Scipions, les Alexandre, et les César ; mais c’est que nous avons de meilleures armes.

tullia.

Je vois toujours en vous la politesse d’un grand seigneur avec l’érudition d’un homme d’État ; vous auriez été digne d’être sénateur romain.

  1. Alexandre Spina, religieux du couvent de Sainte-Catherine de Pise, de l’ordre de Saint-Dominique.
  2. Berthold Schwartz, moine de l’ordre de Saint-François, originaire de Fribourg en Allemagne, inventeur, en Occident, de la poudre à canon, selon les uns ; d’autres font honneur de cette découverte à Roger Bacon ; voyez tome XII, page 19 ; et XVII, 521.