Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
454
LES ANCIENS

l’Afrique ensemble, et dont on a des nouvelles beaucoup plus certaines que de celui d’où vous venez.

tullia.

Comment ! nous qui nous appelions les maîtres de l’univers, nous n’en aurions donc possédé que la moitié ! Cela est humiliant.

LE SAVANT, piqué de ce que Mme Tullia avait trouvé ses vers mauvais,
lui répliqua brusquement :

Vos Romains, qui se vantaient d’être les maîtres de l’univers, n’en avaient pas conquis la vingtième partie. Nous avons à présent au bout de l’Europe un empire qui est plus vaste lui seul que l’empire romain[1] ; encore est-il gouverné par une femme[2] qui a plus d’esprit que vous, qui est plus belle que vous, et qui porte des chemises. Si elle lisait mes vers, je suis sûr qu’elle les trouverait bons.

Madame la marquise fit taire le savant, qui manquait de respect à une dame romaine, à la fille de Cicéron. Monsieur le duc expliqua comment on avait découvert l’Amérique ; et, tirant sa montre, à laquelle pendait galamment une petite boussole, il lui fit voir que c’était avec une aiguille qu’on était arrivé dans un autre hémisphère. La surprise de la Romaine redoublait à chaque mot qu’on lui disait et à chaque chose qu’elle voyait ; elle s’écria enfin :

tullia.

Je commence à craindre que les modernes ne l’emportent sur les anciens ; j’étais venue pour m’en éclaircir, et je sens que je vais rapporter de tristes nouvelles à mon père.

Voici ce que lui répondit M. LE DUC :

Consolez-vous, madame ; nul homme n’approche parmi nous de votre illustre père, pas même l’auteur de la Gazette ecclésiastique, ou celui du Journal chrétien[3] ; nul homme n’approche de César, avec qui vous avez vécu, ni de vos Scipions, qui l’avaient précédé. Il se peut que la nature forme aujourd’hui, comme autrefois, de ces âmes sublimes ; mais ce sont de beaux germes qui ne viennent point à maturité dans un mauvais terrain.

Il n’en est pas de même des arts et des sciences ; le temps et d’heureux hasards les ont perfectionnés. Il nous est plus aisé, par exemple, d’avoir des Sophocles et des Euripides que des personnages semblables à monsieur votre père, parce que nous avons des théâtres, et que nous ne pouvons avoir de tribune aux

  1. La Russie.
  2. Catherine II.
  3. Voyez, sur la Gazette ecclésiastique et sur le Journal chrétien, les notes du Russe à Paris, tome X.